vendredi 28 septembre 2018

Le soviet de La Courtine 1917

Mémoire des soldats russes

En 1916, à la demande du gouvernement français, le tsar de Russie, Nicolas II, envoie des troupes pour prêter main forte aux soldats français. Ils sont d'abord ovationnés et accueillis avec soulagement par les civils et le troupes françaises.

A l'été 1916, par exemple, le Commandant Bréant de la 17e Division voit arriver  dans le secteur de Suippes un allié qu'il n'avait jamais rencontré :

29 juin. - Je viens de voir arriver dans le secteur sur l'autre rive de la Suippe un régiment russe... Ils ont notre armement et notre casque, celui-ci de couleur terre, comme l'uniforme. Ils portent le sac tyrolien, avec manteau ou. capote et couverture en sautoir. Evidemment ce sont des hommes choisis, car ils sont tous de la même taille élevée, 1 m.80 peut-être. Mais, avec leur démarche souple, favorisée par leurs bottes molles, et leur tenue commode, ils se présentent mieux que nos soldats dans leurs capotes d'hôpital. Et puis, chez nous, il y a trop de types différents, et d'hommes malingres parmi de beaux gars. Ce qui frappe en voyant ces Russes, c'est leurs mines ouvertes, contentes, et leurs dents superbes, et enfin la distinction innée d'une race encore jeune. Heureux les peuples que l'extrême civilisation n'a pas touchés.

3 soldats du 68e RI, 1 du 268ème RI et 1 du 20ème RAC posent fièrement
avec deux soldats du 2ème Régiment russe, le 6 août 1916.


De nombreuses représentations témoignent de cet engouement comme la série de cartes postales signée Marcelli :




























Ces dessins sont probablement  tirés des croquis du peintre Maurice Joron qui dessina les soldats russes au camp de Mailly en 1916.





Les soldats russes sont rapidement engagés sur le front de Champagne.

La Pompelle

Le fort de La Pompelle était l'un des nombreux forts défensifs construits en 1874 autour de Reims après la guerre de 1870. Désarmé en 1913,  le fort fut occupé sans combat dès le début de la guerre par les Allemands le 4 septembre 1914. Il sera reconquis par des soldats français du 138ème Régiment d'Infanterie, le 24 septembre 1914, après la victoire de la bataille de la Marne. A ce moment le Fort de La Pompelle jouera un rôle prédominant dans la défense du secteur de Reims qui subira pourtant un véritable martyr par la violence des bombardements allemands, qui la détruiront à 80 % ! Toutefois le courage et la volonté des hommes du fort parviendra à contenir les assauts successifs de l'armée allemande avec l’aide de 185 régiments français et de 2 brigades spéciales russes. Au plus fort des combats c’est environ 2.000 hommes alliés franco-russes qui seront présents dans le fort dans des conditions de vie épouvantables.



 6è section de la 3è brigade
les premiers morts à La Pompelle

Trotsky écrit dans son Histoire de la révolution russe : « Les soldats des deux brigades russes, d’après l’officier Lissovsky, dès janvier 1917, par conséquent avant la révolution de février, étaient fermement persuadés d’avoir été vendus aux Français contre des munitions. »

Dès qu'ils ont connaissance de la révolution russe de février 1917, le contingent Russe connaît des tensions extrêmes. Si les russes blancs acceptent de continuer à se battre en France, les russes rouges veulent rejoindre leur pays et se battre pour la Révolution. Suivant l’exemple des soviets russes, des comités sont créés par les soldats mais aussi par des civils russes exilés. Les défilés des soldats russes du 1er mai 1917 tourne à la rébellion : sur les drapeaux certains soldats russes ont inscrit "LIBERTE".



Le 1er mai 1917 fut le tournant majeur dans cette situation, voici ce qu’écrivait un soldat de la première brigade Stéphane Gavrilenko à propos des manifestations de son unité ce jour-là :

Dans ces conditions, nos délégués ouvriers et soldats ont décidé d’organiser coûte que coûte la manifestation du 1er mai, bien qu'il n'y ait pas d'autorisation.
Le premier orateur des délégués ouvriers et soldats à prendre la parole a été le camarade Kossouraïev, de la 9ème compagnie, qui a fait un discours enflammé, expliquant pourquoi nous étions venus ici: "Pour fêter la liberté de notre Russie, honorer la mémoire de nos camarades tombés pour la liberté et pour ne pas oublier ceux qui sont enfermés dans les prisons dont les murs suintent de saleté." Son discours a été prononcé avec une telle émotion que personne ne pouvait retenir ses larmes.

Après lui, est intervenu le deuxième orateur, Tsiglov, qui a exprimé nos besoins, nos souffrances et a décrit les punitions venant de nos chefs qui se comportaient de façon si révoltante. A entendre un discours si beau, chaque soldat en avait l'âme retournée, tous avaient le visage en larmes. On avait envie de dire: "Voilà comment vous, scélérats que vous êtes, vous vous comportiez avec nous les soldats. Maintenant, regardez-nous les yeux dans les yeux. Qui de nous avait raison, qui était coupable? Vous buviez notre sang, vous nous forciez à appeler blanc ce qui est noir et noir ce qui est blanc, mais le noir s'est levé devant les yeux des soldats, il s'est transformé en blanc, puis en rouge et soudain tout s'est obscurci comme dans l'épaisseur mortelle de la nuit!"

Lui a succédé le député de notre 10ème compagnie, Polikarpov, qui a salué ses camarades soldats et messieurs les officiers. Il nous a ensuite fait un discours: "Camarades, quelle joie se manifeste chez nous, en Russie! Une joie qui est parvenue jusqu'à nous. Mais nous ne devons pas oublier les camarades morts pour rien, ceux qu'on a fusillés dans les camps de Mailly, pour des actions réelles ou supposées. Nous ne devons pas oublier que lorsqu'ils sont venus de Russie, ils avaient avec eux un colonel, un véritable Allemand, qu'ils avaient repéré et qui voulait même les faire jeter à la mer. Tremblants de tout leur corps, ils avaient enduré toutes les punitions, tous les tourments qu'il leur avait infligés. Et lorsqu'ils ont eu atteint le lieu de débarquement à Marseille, là, après toutes les souffrances supportées pendant la traversée, ils ont décidé de le tuer. Tout le régiment était dans le coup, mais huit hommes ont été considérés comme coupables et le colonel Ivanov les a fait passer devant un tribunal.
Je dois dire une chose: si le colonel Ivanov a conscience de sa faute, qu'il vienne à ma place et que, face à tout le régiment, il demande pardon à ceux qu'il a fait fusiller."

Le colonel Ivanov a alors demandé pardon, s'est incliné devant tout le monde et il est descendu de la tribune. Les discours des orateurs ont ensuite recommencé. Tout le monde écoutait au pied de la tribune.(…)

Voici que le général Palitsine et notre général de brigade Lokhvitski arrivent à cheval vers notre régiment. Le général Palitsine a mis pied à terre. Il est venu près des soldats et a demandé: "Permettez-moi de venir parmi vous." On a dit: "Qu'il vienne!" Il est arrivé, a écouté nos discours et a dit: "Messieurs les soldats, permettez-moi de vous lire l'ordre que j'ai apporté." Nous l'avons autorisé: il en a fait la lecture. Les orateurs lui ont dit: "Nous connaissons cet ordre depuis longtemps et il est inutile de nous le lire, il y en a assez d'amuser la galerie!"

Ensuite, après ces paroles, il y a eu une succession d'orateurs qui ont fait des interventions contre lui et ont entrepris de lui rappeler les sanctions auxquelles il en avait tant rajouté. Et, à la fin, tous lui ont dit d'une seule voix: "A bas le vieux bureaucrate, à bas!"
II a alors demandé: « Petits frères permettez-moi de partir!" On lui a accordé le passage et, derrière lui, tout le monde criait: "A bas!" Et il est reparti à cheval.

Les délégués ont dit ensuite: "Retournez à vos locaux de cantonnement et n'oubliez pas de chanter et que l'orchestre joue le nouvel hymne: Peuple debout, soulève-toi! et la marche funèbre: Vous êtes tombés pour la patrie. »

« Le journal de Stéphane Ivanovitch Gavrilenko » Editions Privat.(pages 142 à 147, extraits)



Le soviet de la courtine


A La Courtine s’est déroulé, en 1917, un événement longtemps occulté : la mutinerie de plus de dix mille soldats russes réprimée par l’État-major français.
La France a largement cherché à étouffer cette affaire en tentant de la réduire à un problème strictement russe.

Devant la dégradation de la situation, le commandement militaire français s’inquiète de la possible contagion des idées révolutionnaires sur les soldats des armées françaises, dont bon nombre sont en rébellion larvée. Il décide de les isoler : les 16 000 soldats, 300 officiers et leurs 1 700 chevaux sont déplacés loin du front au camp de La Courtine dans la Creuse, en juillet 1917.  Ce camp de manœuvres a abrité, au début de la guerre, les civils étrangers évacués de Paris et soupçonnés de sympathies avec l'Allemagne, puis ce sont des prisonniers prussiens qu'on y a enfermés.L'état-major leur laisse leurs armements et munitions, y compris les mitrailleuses.

La première Brigade arrive fin juin à La Courtine, et la deuxième le 5 juillet. Pour rallier cette dernière à sa cause, la première brigade organise une grande réunion dans la nuit du 5 au 6 juillet. Avec des mots rageurs et passionnés, ils appellent leurs camarades à la désertion pour ne plus combattre en France et rentrer auprès des leurs. Les rebelles se baptisent “Courtintzi”.


Cependant, la seconde brigade hésite à les rejoindre ; tous ne sont pas encore acquis à la cause révolutionnaire et ont sûrement peur des représailles. Leurs supérieurs agiront à temps pour éviter un ralliement massif : le 8 juillet, le Général Commandant du Corps Expéditionnaire Russe, craignant une mutinerie généralisée, décide de quitter le camp en compagnie de tous les officiers supérieurs et de dix mille hommes. Dix mille soldats « rebelles » restent donc seuls dans le camp. Pour la première fois, ils choisissent eux-mêmes leurs chefs et élisent un soviet.

Il fut décidé, en haut lieu, de cacher ces débris loin des yeux des combattants, d’interner les brigades russes au camp de la Courtine.
Je suis désigné comme médecin chef de l’hôpital qui devait fonctionner dans ce camp. Je quitte sans regrets la Champagne et me voici à Limoges. Je suis reçu par le vieux général Comby, commandant de la place. Il est bien différent d’un Russe : en cinq minutes, tout est réglé.
À la Courtine ce n’est plus le squelette crayeux qui affleure la terre, mais le granit imperméable du plateau de Millevaches : on ne voit partout que flaques d’eau, marécages, sombres boqueteaux.
La Courtine a été évacuée de ses prisonniers allemands ; par une dernière courtoisie envers Kerensky, on a arraché les fils de fer barbelés pour donner quand même aux Russes l’illusion de la liberté. Le camp, du reste, est du dernier confort ; les casernes sont en pierre, le mess des officiers, un palais. Ces pauvres officiers s’y rendent en rasant les murs : adieu les joyeuses beuveries, adieu les bombements de poitrines, la gaie résonance des éperons : pour un peu, ils enlèveraient les insignes de leur grade.
(...) Cependant, en face des casernes, se tiennent journellement des assemblées de soldats. Tour à tour, les orateurs montent sur une table et parlent. Le Russe est bon discoureur mais discoureur prolixe et toujours enflammé. Pour lors, la grande question qui s’agite est celle de l’« argent du vin ». L’intendance avait calculé l’allocation journalière du soldat sur la quote française où figurait le prix de la ration de pinard. Or ce pinard n’avait jamais été distribué, le Russe ne buvant pas de vin, et l’argent avait été employé, comme boni, aux orgies collectives des officiers et à leurs coûteuses invitations.
— Ce que nous voulons, clame l’orateur, c’est leur faire cracher, à ces salopards, le prix du vin. Quoi ? On se serrait le ventre, pendant qu’ils se soûlaient ! Ils doivent maintenant dégorger le prix du vin. Camarades, exigez qu’on nous rende l’argent du vin.
— Oui, oui, l’argent du vin, l’argent du vin ! clame la foule.
Le commandement russe dut accéder à ces exigences ; la grosse somme que représentait le prix du vin est allouée, dûment partagée entre les soldats et c’est maintenant à la troupe de la transmuer en alcool dans les bistrots des villages environnants.




Dr Weber Bauler, Échos d’une vie. De Russie en Occident, La Baconnière, 1943, p. 255-257.





Tract N° 1 diffusé par les soldats Russes le 22 juin 1917.

"Dès notre arrivée en France il y a un an et demi des bruits couraient que nous avions été achetés pour des munitions. Ces bruits se multipliaient de plus en plus et enfin on considérait le soldat Russe pas comme un homme, mais comme un objet. Les blessés, les malades on les traitaient d'une manière révoltante et de plus on leur appliquait une discipline de prison. Cela ne peut pas être autrement: le malade, le blessé cet homme incapable pour le service en d'autres termes un objet inutile. Donc, avec un objet inutile, il ne faut pas et ce n'est pas reçu de faire des façons.
Nous, soldats bien portants, pour le moment nous sommes objets utiles ayant son prix qu'on appelle la capacité pour le combat. Mais au premier combat, une partie de nous perdra ce prix, on les blessera et cette partie donc suivra le sort déplorable des objets inutiles jetés dans les hopitaux. Chacun de nous attend ici une telle possibilité, mais chacun de nous veut l'éviter. La seule ressource pour cela: c'est de s'unifier et catégoriquement refuser d'aller sur le front français. Et nous, nous sommes décidés à cela. Aucune assurance des chefs, des nôtres et ceux des français, nous forceront de renoncer à cette décision. Pendant plus de 2 mois on nous répète que la situation des blessés s'est améliorée, et, pourtant, on ne voit pas de résultat. Au contraire, dans les dizaines de lettres que nous recevons chaque jour des hopitaux on n'entend qu'une lamentation continue de la situation sans issue. Des blessés qui rentrent approuvent unanimement cela. La notre situation avant le coup d'Etat était pénible, c'est qu'après lui elle s'est encore empirée. Le laborieux peuple Russe témoigne une grande pression au profit de la paix. Mais cela n'est pas du gout de la France bourgeoise; sachez que pour elle, la guerre est avantageuse, elle lui apporte des intérêts. Voilà pourquoi, la majorité des français se trouvant sous l'influence de sa bourgeoisie, se montre pour nous au plus haut degré méfiante nous insulte et nous humilie.
Enfin irrésistiblement nous sommes attirés vers la Russie; l'amour du pays natal, vers les parents et vers ceux qui nous sont chers. Que nous puissions encore une fois embrasser notre femme, caresser nos enfants, voir les chers visages de nos parents avant la mort. Voilà de quoi sont altérés nos coeurs.
Le dur militarisme n'a pas étouffé ces sentiments. Non ces sentiments s'enflamment de plus en plus et rien qui ne nous donne satisfaction alors nous ferons voir notre force pour poursuivre le combat.
Donc encore une fois, nous prions, nous exigeons et nous insistons qu'on nous renvoie en Russie. Envoyez nous là, d'où nous avons été chassés par la volonté de Nicolas le sanglant. La bas en Russie, nous saurons être et nous serons du côté de la liberté, du côté du peuple laborieux et orphelin.
Là, c'est avec la plus grande des joies que nous livrerons notre vie pour le grand et libre peuple Russe.
Sauf tout ce que nous avons dit, nous avons résolu de ne pas aller à l'exercice ici en france. Qu'on appelle ce pas illégal, criminel, nous n'avons pas d'autres moyens de nous faire entendre. Nous connaissons le prix de toutes ces promesses; nous savons que sans pression elles resteront mortes et non raisonnantes."



Au cours du mois de juillet sont dépêchés à La Courtine des émissaires du Gouvernement provisoire ; le désarmement et l’obéissance aux officiers comme préalables au rapatriement restent inacceptables pour les mutins et leurs délégués, parmi lesquels Baltaïs, leur chef que l’on voit sur la photo ci-contre (troisième homme en partant de la gauche). Menés par des sous-officiers, Afanasie Globa et Baltaïs, les soldats prennent le pouvoir et gèrent les affaires du camp. Baltaïs négocie sans résultat avec les émissaires de Kerenski leur retour en Russie. .


Pour Léon Trotski, qui cite cet épisode dans son Histoire de la révolution russe, c'est aussi une tentative du gouvernement Kérensky, alors allié au général Kornilov et au Grand QG de l’armée russe, juste avant la tentative de soulèvement de Kornilov en août 1917 d’expérimenter de nouvelles méthodes pour remettre au pas les soldats russes échappant à son contrôle sur tous les fronts.
« Pendant ce temps, bien au-delà des frontières du pays, sur le territoire français, on procéda à l’échelle d’un laboratoire à une tentative de « résurrection » des troupes russes, en dehors de la portée des bolcheviques (…). » 
Quoi de plus logique en effet puisque le gouvernement Kerensky est issu d'un coup d'état militaire, et que, par souci de se maintenir en place par ses alliances, Kerensky, favorable à la poursuite de la guerre à outrance, a rappelé toutes les troupes russes (de Russie) dispersées par la première révolution, à rejoindre leurs unités, sous peine de représailles drastiques.

Pour le Gouvernement provisoire, comme pour l’état-major français, il convient de mater ces hommes. Puisque les négociations n’aboutissent pas, il ne sera plus question que de menaces. Ainsi, le 30 juillet, le général Zankeievitch lance un premier ultimatum, conduisant à la reddition de 800 hommes ainsi qu’à l’arrestation des membres du comité, dont Baltaïs.

Les sommations adressées aux mutins, se succèdent , mais les demandes de désarmement restent lettre morte et munitions, restent lettre morte. La dernière, expirant le 3 août, n'a amené qu'environ 1 500 hommes à sortir du camp, par petits paquets et en trompant la surveillance des sentinelles mises en place par le soviet du camp. Le général Zankeievitch constatant l'échec de son ultimatum, renvoie les 1 500 transfuges avec quelques officiers au camp de La Courtine, leur donnant l'ordre de revenir le lendemain avec leurs armes.
Après Baltaïs, c’est un Ukrainien, Afanasie Globa, parlant correctement le français,qui devient président du Soviet du camp ; refusant de déposer les armes il est suivi par la majorité.

Pendant les négociations, les soldats aident la population dans ses travaux agricoles. Et comme le soviet prisonnier de La Courtine condamne sans équivoque un certain nombre de leurs camarades, qui ont apparemment accepté d’exécuter des travaux particuliers en échange d’un salaire, nombre d'entre eux se mettent gratuitement au service des habitants.



 

Photo de la mascotte des russes, l'ours Mishka, (il termina sa vie dans un zoo parisien, à partir de l'année 1920.)



Tract N° 2 diffusé par les soldats Russes

Camarades !
Refusez catégoriquement tout travail particulier et également d'aller au front. On nous trompe en nous disant qu'il n'y a pas de vaisseaux. Ce sont des mensonges ! Ils ne veulent pas nous renvoyer en Russie au secours de nos pères et de nos frères !
Le commandement s'efforce de nous employer de diverses manières et même de nous envoyer au front pour défendre la Bourgeoisie française.
Camarades ! sachez que l'heure est proche de notre retour tant attendu en Russie.

Tous en Russie! Hurrah ! A bas les tyrans ! 



Sur place, les inspecteurs de police français et leurs espions bombardent le gouvernement de rapports alarmistes : les russes terrorisent la population, dévalisent les parfumeries pour boire l'eau de Cologne, violent les femmes seules.


Plus effrayé par l’influence des russes sur la population locale que par les allégations mensongères des agents de la sûreté, l’État-major français envoie début août trois mille soldats français encercler le camp. Les consignes sont strictes : utiliser la force en cas d’insubordination. Les russes blancs sont alors fortement armés par les français. C'est eux qui doivent liquider la rébellion, les français se contentant de les "conseiller".

L’état-major français décide d'acheminer dans la nuit du 3 août au 4 août 9 compagnies d'infanterie, 4 sections de mitrailleuses, 3 d'artillerie de 75 et 3 pelotons de cavalerie pour organiser un blocus du camp de La Courtine. Les consignes sont strictes : utiliser la force pour réduire la rébellion. Une compagnie d'artilleurs russes est également envoyée sur place. Les interventions du commissaire militaire du Gouvernement provisoire soviétique Isidore Rapp demeurent sans effets. Le 5 août, sous le commandement de camarades, les mutins manœuvrent pendant 2 heures. Le 10 août, 15 trains emmènent la 3è brigade, loyaliste, au camp du Courneau près de Bordeaux, car il n'est pas question de les ramener au fronts. À la mi-août, une solution semble se dégager. Une brigade d'artillerie russe, forte d'environ 1 500 hommes destinée à l'armée d'Orient, sous le commandement du général Belaiev, et composée d'éléments fidèles est de passage en France. Ces forces renforcées par 2 000 hommes sélectionnés au sein de la brigade, sont chargées de rétablir l'ordre. Cette force d'intervention se concentre d'abord à Aubusson et à partir du 4 septembre, au Mas-d'Artige.

Si les rations de viande à destination des mutins du camp de La Courtine sont réduites dès le 26 août, ils bénéficient d’un « répit » de près de trois semaines avant que les livraisons de vivre ne cessent complètement 

De leur côté, les Français, sous le commandement du général Brezet complètent leur dispositif sous l'autorité du général Comby, commandant de la région militaire. Les troupes françaises composées presque exclusivement de soldats de la classe 1918 comprennent des compagnies des 33è, 43è, 50è, 73è, 78è, 84è, 100è, 108è, 110è, 126è, 127è et 165è régiments d'infanterie. Le 12 septembre, la population civile est évacuée de la périphérie du camp et des tranchées, renforcées de barbelés, creusées aux points stratégiques. Au vu de ces préparatifs, les mutins creusent également des emplacements de combat et disposent leur armement, mitrailleuses, canons de 37 et mortiers de tranchées.

Le 14 septembre, le Général Commandant du Corps Expéditionnaire russe donne 48 heures aux mutins pour se rendre. Mais, le 16 septembre, aucun mutin ne s’y résout. Le 16 septembre, vers 10 heures le premier coup de canon retentit. Les mutins, répondent en jouant la Marseillaise et la Marche funèbre de Chopin. À 14 heures, le premier obus à shrapnels éclate près des musiciens. Stupéfaits, les mutins se protègent dans les casernes. Le canon tonne seulement toutes les heures, pour laisser aux rebelles le temps de relever leurs blessés et de se rendre. Le tir dure jusqu'à 20 heures, mais aucune reddition n'intervient, à l'exception de quelques hommes qui s'enfuient sous les tirs de leurs ex-camarades. Le lendemain à 10 heures, les coups de canons, plus rapides, reprennent. À 14 heures la véritable reddition commence. Jusqu'au soir ce sont plus de 7 500 hommes qui se rendent à l'église de La Courtine, sans armes et en agitant des drapeaux blancs. Les mutins ont jusque-là trois tués et 36 blessés. Il reste toutefois les irréductibles, environ 500 hommes. Le , soutenus par l'artillerie, les troupes russes loyalistes investissent le camp ; mitrailleuses et fusils crépitent. Une dizaine de soldats est tuée et un certain nombre réussit à s'échapper, d'autres continuent à résister. Parmi les derniers résistants, des musiciens jouent la Marseillaise, hymne de la Russie depuis la révolution de Février, et la Marche funèbre de Chopin.

La Courtine, matin du 19 septembre

Huit cents coups de canon ont été tirés pendant les opérations, soit au cours des trois jours et trois nuits, une moyenne d’un coup toutes les cinq minutes.
Le 19 septembre vers 10 heures, les derniers mutins, une cinquantaine dont Afanasie Globa, se rendent.

Arrestation de Globa


Le bilan officiel est de 9 morts chez les mutins. Le bilan officieux, établi par différents historiens, fait lui état d’au moins une centaine de morts et de blessés. Il est très sous-estimé (Barbusse parle de 3000). 81 meneurs seront incarcérés à l’Île d’Aix. Après la répression, il restera à La Courtine 7 500 soldats russes ne jouissant d’aucune liberté, et les comités seront dissous. Le 19 décembre, les derniers soldats russes quittent la Creuse pour les camps de travail, à l’exception de 28 hommes qui restent dans la région, et parfois s’y fixeront. A peine 400 officiers blancs et soldats continuèrent à se battre à côté des armées françaises, 12 000 deviendront des travailleurs au service des armées française et 5 000 seront déportés en Algérie dans des camps. « Libérés » sous réserve de travail forcé, ce n’est qu’en 1919 que ceux qui le désirent pourront rentrer chez eux en échange de prisonniers français.


 
soldats russes en camp de travail

Les tirs d'artillerie évitant les bâtiments, aucun n'est endommagé. D'autres bilans recensent 600 hommes qui disparaissent de toutes les listes par la suite.
Le , un premier détachement américain s'installe dans le camp remis en état, mais encore marqué d'impacts de balles et de shrapnells.

Henri Barbusse, Faits divers, Flammarion, 1928, p. 91-92.
C’est le poème épique de la conscience et de la volonté. Sa grondante image silencieuse me hante depuis que j’ai fraternisé avec quelques-uns de ceux qui l’ont fait vivre, et n’en sont pas morts.
(...) Un grand meeting de gens en uniforme. C’est le meeting des condamnés à mort. Il a commencé à huit heures du matin ; il finira à dix heures. Cette heure-là, ce n’est pas le règlement qui l’édicte, mais la fatalité. Il finira à dix heures. La foule des soldats est hérissée de drapeaux rouges. Lorsqu’ils sont venus en cortège au lieu de réunion, ces drapeaux qu’ils tenaient, poussaient leur foule comme des voiles. Les orateurs crient en plein air et finissent tous leurs discours de la même façon : « Nous voulons retourner en Russie, et cela seulement. ». « Nous voulons aller dans la révolution ! ». Un autre dit : « Nous sommes ici onze mille. ». Un homme doucereux insinue : « Il vaudrait mieux céder et se rendre. ». Tous ont une seule voix pour crier : « Non ! ». La voix de tous ajoute : « Nous mourrons sous le drapeau rouge. ». Ils chantent la Marseillaise et l’Internationale. A dix heures moins cinq, le meeting cesse. La musique joue une marche funèbre. Il y a, à l’horizon, un grondement sifflant, puis un volcan éclate parmi les hommes, sur la terre. Deux musiciens sont tués et s’écroulent. Les autres, à côté des vides, continuent à jouer. On voit tomber des formes humaines dans la fumée, et gesticuler des agonies. Des éclairs et des tonnerres arrivent de tous les points du ciel.
Ce champ de massacre est en France, dans la Creuse. Ces hommes sont des soldats russes. Leurs ennemis, leurs vainqueurs, ce sont des soldats russes et des soldats français.(...)
Passons rapidement sur le fourmillement des comparses : espions, délateurs, agents, qui tirent chacun leur ficelle et machinent chacun leur intrigue dans cette histoire. Les soldats de La Courtine sont comme un carré acculé et assiégé sur le champ de bataille, et qui ne veut pas se rendre. On leur dit : « Vous trahissez l’honneur militaire. ». Ils répondent : « Nous sauvons la dignité humaine. ». On leur dit : « Vous nous avez trompés. Vous êtes des traîtres. ». Ils répondent : « On nous a trompés. Nous sommes les pantins d’un mensonge. »(...)
Si on domine le camp de La Courtine, par exemple en avion, on voit, en ce temps-là, l’encerclement qui se resserre sous le commandement suprême du général Beliaev. Premier cercle : trois bataillons, trois compagnies de mitrailleuses et quatre batteries — tout cela : troupes russes et canons français. Deuxième cercle : troupes françaises : 19è, 78è, 82è et 105è régiments de ligne, cavalerie et artillerie. Le 14 septembre, sort un dernier ultimatum du général Beliaev. Il est repoussé. On évacue la population civile du village de La Courtine autour duquel s’amasse l’orage réfléchi, le cataclysme organisé.
C’est ici que se place le meeting des condamnés à mort que j’ai arraché à l’ensemble pour le montrer tout d’abord... Puis, le bombardement commence, deux musiciens écrasés, huit hommes. L’ennemi a creusé des tranchées tout autour de La Courtine. On attaque méthodiquement ces onze mille hommes qui n’ont pas les moyens de se défendre, qui ont fait le deuil de leur vie, non de leur idéal. Cela dure cinq jours avec toutes les horreurs de la guerre, y compris les assassinats individuels commis par les officiers sans aucun autre mobile que la fureur et le sadisme, et y compris le pillage. Les derniers soldats sont pris à la baïonnette. Plusieurs centaines furent tués, plus encore blessés, huit cents disparurent. Sur onze mille, il en reste un peu plus de huit mille. On ne peut pas savoir exactement le nombre des tués parce qu’on les a enterrés la nuit, clandestinement, et qu’on a fait disparaître la trace des tombes. Aujourd’hui encore, on ne sait pas si on marche dessus.
On a entassé des cargaisons de survivants dans ces cachots obscurs, malsains et puants que sont les cales de transports, pour les expédier en Afrique.

Finalement, l’histoire aura laissé une ironie dans ces terribles événements : venu jusqu’en Russie tsariste chercher des hommes à envoyer se faire massacrer en silence pour la cause impérialiste, le gouvernement français s’est trouvé avoir ramené sur son territoire des citoyens enthousiastes de la Russie révolutionnaire. De leur côté, Kerenski et son gouvernement ont payé leur lâcheté au prix fort. Quelques mois après avoir refusé le rapatriement aux mutins, le gouvernement de Kerenski s’est fait balayer par la nouvelle vague insurrectionnelle qui porta au pouvoir les soviets des travailleurs, soldats et paysans russes.


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