vendredi 28 septembre 2018

Athos et les frères Bulmé : une affaire d'espionnage 1916-1917




 
Cour des expéditions de la Pharmacie Centrale aux Invalides
 
Dès l’âge de 10 ans, Sideney est inculpé de vol pour avoir soustrait de l’argent et une cisaille au patron chez lequel il était apprenti, et tentative de vol s’étant fait surprendre en flagrant délit par un autre particulier. En raison de son âge il est acquitté. Le 30 juin 1875, c’est son père lui-même qui vient solliciter du commissariat le placement de son fils en maison de correction jusqu’à sa majorité. A l’âge de 12 ans, il est à nouveau jugé pour s’être associé à une petite fille avec laquelle il a volé une partie du mobilier de sa mère. A 25 ans, on le retrouve, retour du Tonkin, détenu à Dijon pour filouterie d’aliments. Il paraît néanmoins, comme Fernand Bulmé avoir laissé un excellent souvenir à la plupart de ses employeurs. Mais pas à ses débiteurs :
Georges Naninck, bijoutier établi à Mexico avant la mobilisation (témoihnage 2 décembre 1916): « J’ai connu Athos à Mexico, il y a 8 ans environ, mais je ne l’ai jamais fréquenté car je n’aimais pas son genre crâneur. Il venait me barber parfois pendant une heure à mon atelier… Je sais, pour ma part, qu’il n’a jamais fait grand-chose. Il était professeur de culture physique et passaitpour être l’amant d’une femme riche, mère de ses deux élèves. Il y a trois ans, il m’a fait fabriquer une bague en or qu’il n’a jamais payée… Je ne l’ai jamais revu depuis son retour en France. »
Il semble que Fernand Bulmé et Athos soient devenus inséparables, toutes les anciennes connaissances à qui il rend visite en France, signalant l’avoir vu en sa compagnie.
Caporal Maurice Jacquemain (22è section C.O.A.) : « A Mexico Fernand Bulmé et sa femme ont habité la même maison que mes parents. Fernand Bulmé travaillait régulièrement mais ne jouissait pas d’une bonne réputation parce qu’il fréquentait assidûment un voyou nommé Caze, âgé de 28 ans, mal réputé et redouté de la colonie française. La femme Bulmé avait une conduite légère au su de toute la colonie ; c’est ce qu’on appelle une femme dévergondée et sa conduite a provoqué des scènes terribles entre elle et son mari qui parlait facilement de jouer du revolver ; du reste, elle était crainte en raison de sa mauvaise langue, déblatérant et salissant tout le monde. J’ai vu à Mexico les Bulmé et « Athos » se fréquenter et se rendre souvent au Club Allemand… Vers juin 1914, j’ai passé 15 jours chez mes parents à Mexico. Je n’y ai pas vu Paul Bulmé, frère du précédent, mais je sais qu’il y jouissait d’une réputation déplorable. Il ne se livrait à aucun travail sérieux ; souvent sans le sou on le voyait tout à coup dépenser sans compter. »


 
Paul Bulmé, photo de l’avis de recherche (Gazette criminelle)
 
Battier Etienne, 54 ans, chemisier : « J’ai connu Fernand Bulmé à la Toison d’Or, où il a été mon second coupeur… Je le sais coléreux et emballé comme son frère Paul que j’ai connu par lui accidentellement… « Ce qui m’a toujours déplus dans Fernand, c’est qu’en revenant du régiment il avait la haine des Officiers disant couramment : « Ce sont tous des vaches, des vieilles culottes de peau, des propres à rien, et autres propos antimilitaristes qui amenaient des altercations entre nous tant j’étais scandalisé. »
Est interrogé aussi, un 3è frère, le cadet, Félix, en froid avec sa mère et ses aînés pour des questions de rachats de part d’héritage de leur père, et qui paraît ne rien connaître de leurs activités, les deux autres l’ayant depuis son jeune âge surnommé « Père Conseil », et s’en tenant écarté pour ne pas avoir à l’informer de leurs affaires. « Saint-Cloud, le 23 septembre 1916 : maman, Tu ne veux pas tenir compte de ce que j’ai dit, je ne veux pas que tu m’écrives. Depuis longtemps, jai rompu avec la famille, tu le sais, et cependant tu insistes pour chercher un rapprochement. Inutile de vouloir persister, ma décision est irrévocable. Tu m’accuses réception de la somme de 22, 50 fr ; par la poste tu recevras comme de coutume cet envoi de quinzaine… Ton fils, Félix »
Lettre de Paul, le 24 juillet 1916 à Arcy-le Franc, à sa mère (saisie au Bureau de poste d’Argenteuil) : « Un petit mot pour te tranquilliser sur mon sort car il faut t’avouer aujourd’hui ce que tu sauras demain, ou peut-être le sais-tu déjà, je suis en ce moment en prévention de conseil de guerre pour désertion, j’ai été arrêté à la frontière espagnole. Tu auras la visite d’un gendarme pour savoir si j’ai bien passé une journée avec toi, tu pourras dire que oui ce qui est du reste, carans mon interrogatoire j’ai dis que j’avais été chez toi le soir de mon arrivé de permission, étais reparti le lendemain soir chez mon frère où j’ai passé une journée avec lui et suis ensuite reparti pour Marseille. (…) P.S. Je te fais envoyer en gare Paris Lyon mon sac de voyage, aussitôt que tu recevras avis de la Cie, tu le feras prendre par Fernand. »
Bellingue rené Samuel, 42 ans , représentant de commerce à Courbevoie (26 décembre 1916) : « J’ai passé à Mexico, il y a six ou sept ans, avec une troupe qui jouai des pièces. J’y suis resté deux ou trois mois. J’ai fait à ce moment la connaissance d’Athos qui s’est montré très aimable pour moi. Il paraissait avoir un pied sérieux dans la colonie française ; il était professeur de gymnastique dans un lycée subventionné par notre pays ; bref, j’avais gardé de lui un très bon souvenir et c’est ce qui vous explique que le rencontrant au début d’août 1916, à la terrasse du Café de Madrid à Paris, je n’ai vu aucun inconvénient à lui rendre service.
D : - Vous avez été bien imprudent cependant d’acheter aussi des thermomètres à un individu dont le métier n’était pas d’en vendre.
R : - Que voulez-vous, la guerre a bouleversé tant de situations net tant de gens, moi-même par exemple, ont été obligés de changer de métier, que je n’ai pas trouvé trop étrange qu’Athos m’apporte trois douzaines de thermomètres… Athos me les avait fait 15 fr la douzaine et j’ai accepté pour 12 frs… Je ne connais aucun Bulmé ».

De l’interrogatoire de M. Binet à Mostaganem, où Sideney est allé le visiter en janvier 1916, on apprend qu’il « dit n’avoir connu Sideney que comme artiste gymnaste et sous le nom d’ « Athos ». Celui-ci avait parcouru tout l’Amérique du Sud pendant une vingtaine d’année sans exercer d’autre profession que celle de gymnaste. » Binet était lui-même acrobate sous le pseudonyme de Bob jusqu’en 1903 et aurait rencontré Athos à Buenos-Aires, en tant que tel (A l’époque de l’information judiciaire, M. Binet « sujet doué d’une intelligence très cultivée » est depuis 18 mois tenancier de la maison de tolérance de la rue des Jardins à Mostaganem. (Il apparaît que Sydeney s’était finalement fait renvoyer des lieux par la femme de Binet, car, ayant noué des relations avec deux pensionnaires de l’endroit, il faisait baisser les bénéfices). C’est sans doute dans des activités proches du théâtre que Fernand Bulmé et Athos se sont rencontrés en 1909, la femme de Bulmé, Pauline, ayant brièvement présenté un numéro de cabaret où elle était « habillée de lumières », d’où peut-être sa réputation de femme légère. Chez M. Binet Athos continue d’entretenir son réseau de relations, et, quoique fortement intéressé par la révolution mexicaine en tant que partisan du général Caranza, poursuit une correspondance suivie avec le « Colonel, gouverneur militaire de Mexico, un de ses anciens élèves, qui lui a même écrit ici de se présenter au Consulat du Mexique à Paris, lequel sur le vu de cette lettre lui remettrait les fonds nécessaires pour son retour ».
Rapport de la P.J. le 18 octobre 1916 concernant Fernand : «  En mai 1916, le propriétaire ayant prié Bulmé de payer son loyer, ce dernier s’est mis en colère et lui a tenu des propos anarchiques, entre autres : « Je fais ke couillon pour 5 sous par jour, on aurait pu me laisser où j’étais, et vous, propriétaires, attendez ! Après la guerre, vous n’êtes pas sûr si on ne va pas brûlre vos maisons. »…
Depuis avril 1916, Sideney faisait de courtes et rares apparitions chez Bulmé. Mais depuis le 24 juillet 1916, jour du départ de sa femme… dans sa famille, Athos venait tous les jours matin et soir, séjournant longuement chez Bulmé avec lequel il avait de longues conversations en espagnol sur le pas de la porte et dans l’escalier. Dans la première quinzaine d’août sont arrivées d’Espagne deux cartes postales au nom de « Blume » au lieu de Bulmé… Les concierges se souviennent très bien que la première de ces cartes disait « J’ai reçu vos échantillons, je pars en tournée, dorénavant écrivez-moi à l’adresse suivante... » et la 2è parlait s’une somme de 100 frs qui avait été versée à Sideney. »

Mme Bulmé mère s’était déjà trouvée avant guerre receleuse d’un grand nombre d’articles de parfumerie, commandés et impayés par son fils Paul (mais aucune plainte n’avait été déposée suite à la faillite de la marque).


Ces renseignements désordonnés ne paraissent pas former une véritable histoire, encore moins un récit d’espionnage. Toute cette affaire semble hésiter entre le commerce au noir d’objets de peu de valeur et le grand banditisme. Elle paraît impliquer un réseau anarchiste constitué en Espagne autour de déserteurs (Roquebert) et d’insoumis (dont Jean Humblot, journaliste et propagandiste qui, expulsé par le gouvernement espagnol, qui fut inquiété mais relâché), travaillant pour le renseignement allemand à qui ils transmettent via Barcelone des messages chiffrés et à l’encre sympathique, incluant le projet de faire sauter des usines, ou établissements militaires, dont la Pharmacie centrale, projets avortés qui se résolvent en vol d’un millier de thermomètres et l’impunité de l’instigateur de toutes ces entreprises.

Paul Bulmé, déclaration à la PJ (date inconnue) : « le lendemain, ma mère nous a fait à tous les trois à déjeuner dans le logement de mon frère. Ce dernier m’a remis les thermomètres en m’n révélant la provenance frauduleuse, et m’a conseillé d’aller les vendre. J’en ai placé six ou sept douzaines chez des pharmaciens de Boulogne et j’ai remis le prix à mon frère. Le lendemain, j’en ai encore vendu du côté de la gare de Lyon… Le soir, Athos, mon frère et moi avons dîné en compagnie d’une dame prénommée Colette, qui est employée à la pharmacie Centrale et qui accompagne Fernand quelquefois. »
Paul aurait écoulé un certain nombre de thermomètres pour payer son passage vers l’Espagne, et sa mère de se retrouver inculpé, non plus de recel de marchandise, mais de déserteur : (Paul a été convaincu une première fois de tentative de désertion, arrêté à l’issue d’une permission le 16 septembre 1916 à 3h1/2 du matin, alors qu’il tente de franchir la frontière au Boulou, pour passer en Espagne, dans l’intention, dit-il de rejoindre Vera Cruz, étant sans nouvelle de sa femme et de ses deux enfants restés en Amérique du Sud).
Interrogatoire de Mme Bulmé, 22 novembre 1916 :
D : - Vous paraissez avoir vécu dans une communauté assez étroite avec votre fils Fernand, dans les jours qui ont précédé son arrestation. Or, il se trouvait chez lui un véritable complot ayant pour but la destruction de la pharmacie centrale et la désertion de votre fils Paul. Il paraît difficile que vous n’ayez rien su de tout cela.
R : - … Si j’avais pu soupçonner quelque chose, je vous donne ma parole d’honneur que je serais intervenue et que j’aurais empêché ce qui est arrivé. Tout ce que j’avais remarqué, c’est que Fernand était, depuis un certain temps, sombre et préoccupé.

Des preuves matérielles de correspondance entretenues par Sideney avec Roquebert et la cellule d’espionnage allemand de Barcelone sont mises en évidence, des flacons d’encre sympathique retrouvés au domicile d’Athos, des plumes, sont analysées ,on s’interroge sur une missive signée A. Florentin qui serait de la main de Paul ou (selon le graphologue plus vraisemblablement) de Fernand, communiquant des renseignements d’ordre militaire à Athos. Fernand reconnaît lui-même avoir été en possession d’un flacon d’encre sympathique donné par Athos, mais la perquisition ne permet pas de le retrouver même s’il désigne avec précision l’endroit où il l’aurait caché.


Avis de recherche Roquebert (Raoul, Alexandre)
Athos est surveillé de très près par la sûreté et filé, dans la semaine précédent son arrestation, tous ses faits et gestes sont consignés, ainsi que ceux de ses complices potentiels déjà identifié, ce qui permet l’arrestation de tous les surveillés en un seul coup de filet. La dernière cartes adressée par « Alexandre » explique comment les événements se sont précipités, Sideney étant au bord du « limogeage » et une date limite ayant été imposée pour qu’il passe à l’action :

« Barcelone, le 16 septembre 1916. Cher Monsieur. Après avoir conféré avec la maison, il résulte au sujet du représentant au Mexique Dumas, votre ami, 1°) Qu’étant donné le peu d’importance de son chiffre d’affaire, nous avons décidé de ne plus lui envoyer de fonds. 2°) Que nous acceptons seulement jusqu’à la date du 20 sept les ordres pour fournitures pharmaceutiques [la pharmacie doit sauter avant le 20] 3°) Que nous avons déjà fait un dépôt de garantie de la somme convenue.
4°) Que passé ce délai nous ne promettons pas de faire la livraison. 5°)Qu’il veuille bien nous télégraphier l’ordre ferme auparavant. J’ai le regret d’ajouter que Dumas n’est pas ce qu’il aurait dû être pour la maison, et que, s’il continue à se comporter de cette façon, nous serons obligés de le remercier. Veuillez agréer nos sincères salutations. Alexandre
P.S. M. Raul étant parti en voyage, écrire à M. Capella. »

En fait, toute l’affaire se résume à des déclarations d’intention. Les Allemands auraient-ils payé ? Athos aurait-il pu se procurer les explosifs et les rapporter à Paris ? Fernand Bulmé aurait-il eu l’audace de commettre le forfait final ? Rien n’est moins sûr.




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