mercredi 11 novembre 2015

Cocteau La vierge au g.c.



Ce titre énigmatique est celui que porte l'un des albums de Toulon en 1931, alors que Cocteau est hospitalisé pour une fièvre typhoïde (un autre album regroupe des portraits d'Antheil et le fameux "Pas-de-Chance, pas lui")


La Vierge au g.c., c'est selon le texte "au grand coeur" parodie du titre d'une pièce à succès de 1925 sur Jeanne d'Arc, et selon les dessins, "au grand con", une charge terrible contre les derniers aristocrates, Laure de Chevigné et sa petite-fille Marie-Laure de Noailles.

Cette suite de 13 dessins et quelques esquisses, constitue une sorte d'ancêtre de la bande dessinée satirique, d'une violence qui la place aux côtés des caricatures d'Otto Dix et Georges Grosz; cette œuvre inachevée, destinée au tiroir -à faire au moins rire les amis, par pur esprit de vengeance- trouve aujourd'hui un statut incongru qui fait dire aux critiques d'art qu'on est sans doute dans la veine la plus originale de Cocteau graphiste. On s'étonne qu'elle ne soit pas plus connue; le fait qu'elle soit tombée en mains privées (pour la modique somme de 270 000€ tout de même) limitera sans doute encore sa diffusion.

Derrière Laure de Chevigné, se profile l'ombre de Proust, puisque sa voisine rue d'Anjou, que Cocteau surnommait le caporal Pétrarque (car, avec des manières d'homme, elle descendait de Sade et de la Laure du poète italien) fut une des inspiratrices de la figure de la duchesse de Guermantes. Elle noua avec Cocteau qui la distrayait des relations amicales, au grand dam de Marcel, lequel, déçu finira par la qualifier de "poule coriace" (lettre de Proust à Armand de Guiche en juin 1921). Lorsque Proust demanda à Cocteau d'enquêter sur les raisons pour lesquelles Mme de Chevigné ne répondait pas à son envoi d'un volume de La Recherche, Cocteau répondit: "On ne peut pas demander à un hanneton de lire l'histoire naturelle!" Les relations entre Laure de Chevigné et Cocteau se distendirent néanmoins en 1923 (après la mort de Proust) quand Marie-Laure de Bischoffen, sa petite-fille, future comtesse de Noailles, se déclara amoureuse de Cocteau, et que sa grand-mère craignît que l'écrivain la poussât à une mésalliance.

Le règlement de compte naît de la controverse autour du Sang d'un Poète, financé par les Noailles, puis devant le scandale du Chien Andalou, désavoué par eux. Il inclut d'autres personnages du Paris des années 20-30, tels Valentine (Gross) devenue Mme Jean Hugo, créatrice des costumes des Mariés de la Tour Eiffel, ralliée au groupe Surréaliste ennemis de Cocteau , le comte Etienne de Beaumont, Misia Sert, Chanel.


n°1: Valentine Hugo et la Vierge

 Cocteau présenta à sa mère Valentine Gross dans l'idée de fiançailles qui n'eurent jamais lieu. C'est elle qui le mit en relations avec Picasso et Satie en 1915. Elle hébergea un temps Raymond Radiguet à qui elle passe pour avoir inspiré la comtesse d'Orgel de son second roman.


 n°2: Jacques-Emile Blanche peignant un portrait de la Vierge
 détail
Au verso du feuillet précédent: "La Vierge au grand coeur accepte d'être immortalisée par Jacques-Emile". Dans le phylactère: "Sa mère est partie pour Rome à genoux demander sa grâce au très saint Père"
La rumeur lancée par le journal satirique Aux Ecoutes, voulait que la princesse de Foix, mère de Charles de Noailles (pourtant protestant) se soit rendue au Vatican pour éviter l'excommunication de son fils à la suite des attaques anti-catholiques du film de Bunuel et Dali, L'Age d'Or.
A droite de Blanche figure une caricature de portrait de Cocteau, quelque chose de curieux pend entre les cuisses de la Vierge.

 n°3: Coco Chanel, Misia Sert et la Vierge
Au verso du dessin précédent: "La Vierge au g.c. annonce à Coco et Misia que Jean est expulsé de France. Elle ajoute: "l'avais-je assez prédit?"

n°4


n°5: Valentine Hugo tenant à la main une brochure "L'Age d'Or, programme" et la Vierge
 Légende en vis-à-vis: "Croyant qu'il suffit de trahir Jean pour être surréaliste, la Vierge au grand coeur commet une faute de tactique".

n°6: La Vierge, Lucien Daudet et Etienne de Beaumont chez Colombin
 Colombin (curieux nom!) était un salon de thé situé au 10 rue Cambon.
Légende: "Aussi elle se tourne vers l'Action Française. Encore une erreur! Mais elle trouve un chevalier. Le comte Etienne surveille!"
Etienne de Beaumont, responsable de l'unité de la croix-rouge dans laquelle Cocteau servira durant la 1ère guerre, ordonnateur des grands bals masqués de l'entre-deux guerres, concepteur de costumes extravagants, prendra le parti des Noailles contre Cocteau. Lucien Daudet, intime de Proust, Hahn, des Bibesco, administrateur des Soirées de Paris du Comte de Beaumont, secrétaire de l'impératrice Eugénie a mis Cocteau en relation avec le cercle de Proust. Son frère Léon était le pilier de l'Action Française de Maurras.

n°7: Anna de Noailles et la Vierge

 légende: "La Vierge se doit de prévenir l'illustre comtesse. Mais elle ne peut placer un mot. Oublierait-elle sa mission? Elle se pâme, charmée!"
Anna de Noailles, poète illustre, tante par alliance de Marie-Laure fut une familière de Cocteau avant 1914.

 n°8: Anna de Noailles, Etienne de Beaumont et la Vierge
 "La tant Anna résume (!) au comte Etienne ce qu'elle croit avoir entendu et lui demande si c'est exact. Tu!Tu!Tu!Tu! répond le comte Etienne qui ne peut continuer davantage."


 n°9: Anna de Noailles et Marie Sheikévitch: saynette dialoguée.
Marie Sheikévitch, fille d'un diplomate russe fonda un salon. Un temps ami de Proust, elle prête des traits à Mme Verdurin comme à la princesse Sherbatchoff, que le narrateur de la Recherche prend dans le train pour une vieille maquerelle en goguette.

A- Ah chère Machinka, saviez-vous que Jean est chassé de France?
S- Madame chérie j'ai vu hier M. Laval.
A- Chère Marie, je vous parle de Jean.
S- Il m'a dit: Couic! couic! couic!
A- Qui? Jean?
S- Monsieur Laval.

n°10: suite de la scène précédente:
Mme Sheikévitch (qui fit paraître en 1935 un livre de Mémoires) porte à la main une liasse de papiers légendés "Lettres de Proust, Lettres de Landru, Lettres d'Abel Bonnard"
A- Voyons, Machinka, parlons-nous de M. Laval ou de Jean?
S-  Madame chérie, je vais vous lire le chapitre de mes mémoires sur la mort de Boylesve.
A- Dieu, Machinka! vous me rappelez que j'ai un enterrement! Je me sauve. Je viendrai dîner demain. A tout de suite. Je ne vous baise pas.


 n°11: Etienne de Beaumont, Arthur Mugnier et la Vierge

 L'abbé Mugnier (que Cocteau avait rencontré en 1911) était un mondain qui exerçait une grande influence sur le monde des lettres. C'est lui qui avait conseillé à Huysmans de faire une retraite à la Trappe.

 n°12: Une femme et la Vierge
 "Ayant entendu des voix, la Vierge au grand coeur se met en campagne pour sauver la France."
La dame est peut-être Marie-Thérèse de Chevigné (devenue en seconde Noces Mme Francis de Croisset), Mère de Marie-Laure de Noailles.

 n°13: Coco Chanel et la Vierge
 "Après avoir sauvé la France, la Vierge au grand coeur, épuisée, demande quelques forces à Coco. Une cinquantaine de truffes et deux bouteilles de champagne ont vite fait de lui rendre l'appétit..."
Dans le phylactère Coco dit: "Oh! la cochonne!"

Ainsi se conclue l'histoire, le reste n'étant qu'esquisses, de la suite? nul ne sait!

 n°14: Anna de Noailles et Marie Sheikévitch

n°15: Anna de Noailles (6 fois)

 n°15: Etienne de Beaumont en hypnotiseur hindou
 avec esquisse du dialogue du numéro 9. Rappelons que le comte de Beaumont était le modèle du Comte d'Orgel et que le roman de Radiguet s'achève sur la phrase fameuse: "Et maintenant Mahaut, dormez, je le veux!"

n°17: Marie-Laure de Noailles montrant la Vierge d'un doigt accusateur


 n°18: Lucien Daudet (5 esquisses) Jacques-Emile Blanche (2 fois)
 "Le cubisme: on croyait la difficulté abordée. a l'épreuve, c'était éviter la difficulté (le problème de peindre de plus en plus insoluble) dépeindre n'est pas peindre- encore une manière adroite d'éviter la difficulté- (même dépeindre ce qui ne peut se voir dans la vie)
Courage de C. Bérard; il n'a pas l'air de prendre place dans l'histoire de la peinture. Avec sa prodigieuse agilité de dessinateur, il pourrait très bien perdre la tête, essayer de courir à toutes jambes au devant de la gloire."

Les deux dessins supplémentaire sont probablement des esquisses plus tardives, sans rapport avec le reste.


Source: Catalogue Artcurial, vente de la collection Pierre et Franca Belfond: Dessins d'écrivains.

D'autres études ont précédé la mise au propre des dessins de l'album, comme on le voit sur ces reproductions d'un carnet à spirales mis en vente par Christies



Description : Cahier de dessin à spirale in-4 (273 x 210 mm) 40 dessins et esquisses au crayon et à l’encre sur 33 feuillets. L’un d’eux est légendé au crayon « que voulez-vous ma chère petite / Notre Jean a toujours été l’impudence même», un autre porte l'appréciation "bon". Le deuxième feuillet porte, au recto, trois lignes autographes au crayon :
« Qu’il est jeune, quelles jambes joyeuses / Et son bâton qui frappe le sang / il y a de quoi excuser un petit choc », 2 feuillets restés vierges. Daté à l’encre « Toulon 1931 » sur le premier plat, un profil rapidement esquissé au crayon sur le plat inférieur.