Genet, voleur de livres rares, connaissait bien ses classiques. Il n'eut de cesse de les dépasser, du moins savait-il comment les impressionner. Entre Le Livre Blanc et Querelle de Brest, la filiation est évidente, l'écart aussi entre ce qui n'est qu'une ébauche et l'accomplissement ultime. Plus que du texte-même c'est de ses illustrations que paraît sortir le marin de Genet, comme il naît de la déchirure du brouillard de Brest: certaines des illustrations de l'édition des années 50 du Livre Blanc sont des reprises de celles que Cocteau livra pour l'édition originale de Querelle
Extrait du Livre Blanc
"Pour moi Toulon est une ville de province admirable... un décor de Puget et de Vauban avec des marchés qui sont des temples grecs et des places qui sont des salles des fêtes... Elle me représente la paix, le repos, la noblesse, l'élégance, le calme... L'escadre ajoute la vie et la jeunesse.
...je dus retourner à Toulon. Il serait fastidieux de
décrire cette charmante Sodome où le feu du ciel tombe
sans frapper sous la forme d'un soleil câlin..."
De tous les coins du monde, les hommes épris de beauté
masculine viennent admirer les marins qui flânent seuls
ou par groupes, répondent aux œillades par un sourire et ne refusent jamais l'offre d'amour.
Le marin au verre de vin
Un sel nocturne transforme le bagnard le plus brutal, le Breton le plus fruste, le Corse le plus farouche en ces grandes filles décolletées, déhanchées, fleuries, qui aiment la danse et conduisent leur danseur, sans la moindre gêne, dans les hôtels borgnes du port.
On aura reconnu ici un mélange de Norbert, de Mario, le flic à bagouzes, et de Mme Lysiane, confondue dans la figure du patron travesti.Un des cafés où l'on danse est tenu par un ancien
chanteur de café-concert qui possède une voix de femme
et s'exhibait en travesti. Maintenant il arbore un chandail
et des bagues. Flanqué de colosses à pompon rouge qui
l'idolâtrent et qu'il maltraite, il note, d'une grosse écriture
enfantine, en tirant la langue, les consommations que sa
femme annonce avec une naïve âpreté.
Un soir où je poussais la porte de cette étonnante
créature que sa femme et ses hommes entourent de soins
respectueux, je restai cloué sur place. Je venais
d'apercevoir, de profil, appuyé contre le piano mécanique,
le spectre de Dargelos. Dargelos en marin.
De Dargelos ce double avait surtout la morgue, l'allure
insolente et distraite. On lisait en lettres d'or Tapageuse
sur son bonnet basculé en avant jusqu'au sourcil gauche,
un cache-col noir lui serrait le cou et il portait de ces
pantalons à pattes qui permettaient jadis aux marins de
les retrousser sur la cuisse et que les règlements actuels
interdisent sous prétexte qu'ils symbolisent le souteneur.
Ailleurs, jamais je n'eusse osé me mettre sous l'angle de
ce regard hautain. Mais Toulon est Toulon ; la danse évite
le malaise des préambules, elle jette les inconnus dans les
bras les uns des autres et prélude à l'amour.
Sur une musique pleine de frisettes et
d’accroche-cœurs, nous dansâmes la valse. Les corps
cambrés en arrière se soudent par le sexe, les profils
graves baissent les yeux, tournant moins vite que les
pieds qui tricotent et se plantent parfois comme un sabot
de cheval. Les mains libres prennent la pose gracieuse
qu'affecte le peuple pour boire un verre et pour le pisser.
Un vertige de printemps exalte les corps. Il y pousse des
branches, des duretés s'écrasent, des sueurs se mêlent, et
voilà un couple en route vers les chambres à globes de
pendules et à édredons.
Tom of Finland, |
Dépouillé des accessoires qui intimident un civil et du
genre que les matelots affectent pour prendre du courage,
Tapageuse devint un animal timide. Il avait eu le nez
cassé dans une rixe par une carafe. Un nez droit pouvait
le rendre fade. Cette carafe avait mis le dernier coup de
pouce au chef-d’œuvre.
Sur son torse nu, ce garçon, qui me représentait la
chance, portait PAS DE CHANCE, tatoué en majuscules
bleues. Il me raconta son histoire. Elle était courte. Ce
tatouage navrant la résumait. Il sortait de la prison
maritime. Après la mutinerie de l'Ernest-Renan on l'avait
confondu avec un collègue ; c'est pourquoi il avait les
cheveux rasés, ce qu'il déplorait et lui allait à merveille.
«Je n'ai pas de chance, répétait-il en secouant cette petite
tête chauve de buste antique, et je n'en aurai jamais. »
Je lui passai au cou ma chaîne fétiche. « Je ne te la
donne pas, lui dis-je, cela ne nous protégerait ni l'un ni
l'autre, mais garde-la ce soir. » Ensuite, avec mon
stylographe, je barrai le tatouage néfaste. Je traçai
dessous une étoile et un cœur. Il souriait. Il comprenait,
plus avec sa peau qu'avec le reste, qu'il se trouvait en
sécurité, que notre rencontre ne ressemblait pas à celles
dont il avait l'habitude : rencontres rapides où l'égoïsme
se satisfait.
Pas de chance ! Etait-ce possible ? Avec cette bouche,
ces dents, ces yeux, ce ventre, ces épaules, ces muscles
de fer, ces jambes-là ? Pas de chance avec cette fabuleuse
petite plante marine, morte, fripée, échouée sur la
mousse, qui se déride, se développe, se dresse et jette au
loin sa sève dès qu'elle retrouve l'élément d'amour. Je n'en
revenais pas ; et pour résoudre ce problème je m'abîmai
dans un faux sommeil.
version colorisée telle que parue en 1930 (la couleur n'est pas de la main de Cocteau) |
PAS DE CHANCE restait immobile à côté de moi. Peu à
peu, je sentis qu'il se livrait à une manoeuvre délicate afin
de dégager son bras sur lequel s'appuyait mon coude. Pas
une seconde l'idée ne me vint qu'il méditait un mauvais
coup. C'eût été méconnaître le cérémonial de la flotte.
«Régularité, correction » émaillent le vocabulaire des matelots.
Je l'observais par une fente des paupières. D'abord, à
plusieurs reprises, il soupesa la chaîne, la baisa, la frotta
sur le tatouage. Ensuite, avec la lenteur terrible d'un
joueur qui triche, il essaya mon sommeil, toussa, me
toucha, m'écouta respirer, approcha sa figure de ma main
droite grande ouverte près de la mienne et appuya
doucement sa joue contre elle.
étude pour l'illustration du Livre Blanc |
dessin inédit pour le Livre Blanc |
Témoin indiscret de cette tentative d'un enfant
malchanceux qui sentait une bouée s'approcher de lui en
pleine mer, il fallut me dominer pour ne pas perdre la
tête, feindre un réveil brusque et démolir ma vie.
Au petit jour je le quittai. Mes yeux évitaient les siens
chargés de tout cet espoir qu'il ressentait et ne pouvait
pas dire. Il me rendit la chaîne. Je l'embrassai, je le bordai
et j'éteignis la lampe.
Je devais rejoindre mon hôtel et inscrire, en bas, sur
une ardoise, l'heure (cinq heures) où les marins se
réveillent, sous d'innombrables recommandations du
même genre. Au moment de prendre la craie, je
m'aperçus que j'avais oublié mes gants. Je remontai.
L'imposte était lumineuse. On venait donc de rallumer la
lampe. Je ne résistai pas à mettre mon œil au trou de
serrure. Il encadrait baroquement une petite tête rasée.
PAS DE CHANCE, la figure dans mes gants, pleurait à
chaudes larmes...
« Non, pensai-je, nous ne sommes pas du même règne.
Il est déjà beau d'émouvoir une fleur, un arbre, une bête. Impossible de vivre avec. »
version publiée |
original inédit |
Selon la préface de Milorad pour les éditions Persona en 1981, Cocteau aurait rencontré Pas de Chance à l'été 1927, soit environ six mois après Jean Desbordes:
Pas de Chance, dont le nom véritable était Marcel Servais, inspirera en partie le personnage de Maxime, le jumeau délinquant de la pièce, La Machine à Ecrire (1939-41), et le scénario d'un film qui n'a pas été réalisé, dont le titre est précisément Pas de Chance (manuscript BNF).Selon James S Williams (auteur d'un Cocteau en anglais):" En juin 1930 Cocteau réside avec Desbordes et Bérard à Toulon, d'abord à la villa blanche d'Edouard Bourdet et de sa femme Denise. Quand arrive Auric, récemment marié, on en vient à discuter théâtre, on joue au poker et au bilboquet, on monte en petit comité des divertissement travestis, voire nus. La relation entre Cocteau et Desbordes dégénère après que Cocteau commence à se lier avec un marin de 26 ans surnommé Pas-de-Chance (vrai nom Henri Fefeu) avec lequel on le voit s'égayer dans Toulon, paradant avec le petit singe malgache qu'il vient d'adopter Petit-Crû. L'arrestation de Pas-de-chance pour vol à la tire met fin à leur idylle"
On pense qu'il s'agit, comme la date forcément erronée, d'une confusion, Henri Fefeu dit Riton le tatoué étant un second couteau de la bande de Pierrot-le-fou... En revanche la précision sur le singe explique la photo de Cocteau par Cecil Beaton intitulée Toulon
C'est fin août 1932 que Cocteau trace, en collaboration avec Bérard sa première décoration murale dans la loggia du jardin de la Villa Blanche, à l'occasion d'un bal masqué sur le thème "Toulon 1900". En 1965, Pierre Chanel (conservateur honoraire du musée-château de Lunéville) put prendre cette photographie, avant que les nouveaux propriétaires ne fassent recouvrir l'ensemble de plusieurs couches d'enduit:
Ce dessin a été vendu comme un portrait probable de Marcel Servais:
Le pendant (un marin déambulant, cigarette aux lèvres, dans les rues de Toulon) a disparu sans laisser de trace. Le "St Tropez" dessiné sur une porte de la villa Kia Ora en 1937 à Pramousquier aurait subi le même sort:
Ce dessin a été vendu comme un portrait probable de Marcel Servais:
Contrairement à ce qu'en dit le livre, les relations entre Cocteau et le marin de la Tapageuse, se sont poursuivies après 1928, comme le montre ce dessin inédit dont la légende dit: "P.d.C. lisant le Livre Blanc à l'hôtel de la Madeleine (Montpellier)
Selon toutes probabilités (merci au blog Bibliothèque-gay) qui la recueillie, cette carte postale envoyée à Cocteau serait le seul portrait photographique connu de Marcel Servais-Pas de Chance.
A Montpellier, justement, Cocteau fut "appelé" en 1927, après son passage par Toulon par un jeune admirateur de 19 ans, Yvon Belaval, futur éditeur, dont on connaît entre autres ces deux portraits:
A l'été 1931, Cocteau est contraint par une grave fièvre typhoïde de rester hospitalisé une quarantaine de jours.
"À Toulon, pendant ma typhoïde, les bonnes sœurs me cachèrent comme contagieux. Je reçus de Thomas Mann une lettre. Il me mettait en garde contre les hôpitaux. “Vous êtes, me disait-il, de la grande race qui meurt à l’hôpital.” Je songeais à Verlaine, à toutes les saintes victimes d’une patrie qui volontiers tue ses poètes pour les glorifier mieux ensuite, et jamais un éloge ne m’a autant touché que cette petite phrase terrible de Thomas Mann. »
1955 Hommage à Thomas Mann
"Toulon" 1932 (je ne peux m'empêcher de croire qu'il s'agit d'un portrait de George Antheil)
Au centre de ce cahier
à gauche des esquisses d'Anna la bonne voisinent avec "Ma main de malade: copier c'est tuer tout ce qui est mort autour"
à droite un nouveau portrait supposé de Pas de Chance, "la plus grande tristesse sur ce visage qui... et ils osèrent... Pas de chance (toujours pas lui, un autre)"
Autre trace de Pas de Chance, la chanson "Le Menteur" (adaptée d'un poème en allemand rédigé à l'origine vers 1930 pour Kurt Weill) et qui deviendra L'assassin pour le disque de Jean Marais.
Il est des gens nourris de songes
Et qui souffrent d'avoir trop lu
Moi j'ai fait trop de mensonges
Mon drame est qu'on ne me croie plus
Ma vie entière est une escrime
Mentez-vous, ne mentez-vous point
Or je viens de commettre un crime
Et nul ne me montre le poing
Je rêvais d"une affreuse gloire
Personne ici ne veut me croire.
J'ai beau crier, crier, crier,
Vider l'encre des encriers,
M'accuser debout dans la rue,
On rit et ma voix n'est pas crue.
Qu'on me sorte de ce tunnel,
Qu'on m'emprisonne et qu'on l'imprime
Je suis un pauvre criminel
On ne veut pas croire à mon crime.
Un pauvre désespoir me ronge,
Ecoutez-moi ce n'est pas long
Et qu'on ne passe pas l'éponge
Je sors du bagne de Toulon,
Enfin... la prison maritime.
Me voilà libre sur le quai
(Je n'avais pas commis de crime).
Tout à coup je suis remarqué
heureux et libre dans la foule,
Par une tapageuse poule
Que j'avais rencontré avant
Cinq minutes sur un divan.
alors la voilà qui s'accroche
Et les amours et les reproches...
Je cours, elle me court après,
Elle insiste, ça me dégoûte...
Ne me croyez pas indiscret,
Le principal c'est qu'on m'écoute.
Je rentrais chez nous en province,
Mère et soeur dans un vieux salon,
Mais je me sentais comme un prince,
Loin de la Corse et de Toulon.
A chacune de mes histoires,
Ma mère me disait "tu mens"
Ma soeur me reprochait de boire,
C'était à devenir dément.
Ma soeur, ma mère, on les respecte
Moi ma présence était suspecte
Et les gens changeaient de trottoir
Surtout à l'approche du soir.
Tout ça met les nerfs en pelote,
La tête trotte, trotte, trotte;
On est écoeuré de banal
Et l'on regarde avec envie
Les assassins dans le journal.
Ceux-là ne perdent pas leur vie.
Oui, j'ai tué pour qu'on le dise,
Etre assassin ou être roi,
La gloire est le seul vin qui grise
Hélas, personne ne me croie.
J'ai tué cette vieille poule...
Elle me causait mille ennuis,
Des lettres, de l'encre qui coule,
Et son arrivée une nuit,
Maquillée, impossible, avide,
Et la ville et la gare vides.
La chance comme on ne l'a pas
Et la fierté de ses appâts
Et de son chapeau ridicule.
Elle m'enlace, je recule...
Comment ai-je donné le coup?
Contre la borne d'une porte?
Elle a d'abord plié le cou,
Lève-toi lui dis-je. Elle est morte.
Au commissariat de police,
On souriait: voilà du neuf!
Nous reconnaissons vos malices,
Les coupables sont déjà neuf.
Alors je rôde comme une ombre
Parlant de mes crimes sans nombre
Et refait la nuit le chemin...
Ah police, fonds sur ta proie,
si tu me touchais de la main,
Je m'évanouirais de joie.
Dans le Livre Blanc, c'est un épisode de bordel, sans doute beaucoup plus ancien qui succède à l'histoire de Pas de Chance. Faisant le lien, dans l'autre sens il rappelle que Cocteau fut un familier de Proust et reprend la présence du miroir sans tin, apparemment fréquent dans les bordels.
... Je cherchais le
dérivatif d'une atmosphère clandestine. Je la trouvai dans
un bain populaire. Il évoquait le Satyricon avec ses petites
cellules, sa cour centrale, sa pièce basse ornée de divans
turcs où des jeunes gens jouaient aux cartes. Sur un signe
du patron, ils se levaient et se rangeaient contre le mur.
Le patron leur tâtait les biceps, leur palpait les cuisses,
déballait leurs charmes intimes et les débitait comme un
vendeur sa marchandise.
La clientèle était sûre de ses goûts, discrète, rapide. Je
devais être une énigme pour cette jeunesse accoutumée
aux exigences précises. Elle me regardait sans
comprendre ; car je préfère le bavardage aux actes.
Le premier dessin rappelle la lithographie satirique de Sem (Georges Goursat) parue en 1927 précisément dans White Bottoms
On sait, comme le rapporte, parmi d'autres Jouhandeau, que cette pratique curieuse faisait partie des habitudes de Proust lorsqu'il ne parvenait pas à satisfaction.L'un ordonnait qu'on l'insulte, un autre qu'on le charge
de chaînes, un autre (un moraliste) n'obtenait sa
jouissance qu'au spectacle d'un hercule tuant un rat avec
une épingle rougie au feu.
20 novembre 1922; Proust sur son lit de mort photographié par Man Ray à la demande de Cocteau |
Les militaires étaient très demandés dans les bordels d’hommes. Leur vigueur y était appréciée. Les risques sanitaires étaient limités : les médecins-majors faisaient passer des visites régulières à la troupe et une infirmerie avait été créée dans chaque régiment.
Les soldats gagnaient en une heure ce que l’Etat leur accordait en un mois.
Le travail de prostitué civil souffre de la rivalité des marins et des soldats dans toutes les villes où il s’en trouve. La plupart des clients préfèrent en effet les prostitués militaires. (Edward Prime-Stevension The Intersexes 1909)Nicole Canet toujours souligne:
et raconte cette anecdote:Le bal du 46 rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, dans le Ve arrondissement de Paris était surnommé le « bal des lopes ». Dans un rapport en date du 25 août 1931, il est fait état d’une clientèle « composée de marins et de soldats des bataillons d’Afrique ».
Un de mes amis qui avait chez lui un cadre suspendu au mur m’en expliqua la provenance. Un jour, dans une pissotière du boulevard Haussmann, il rencontre un beau marin ; il le suce et, au moment où cet ami s’apprête à partir, le marin lui saisit le bras : “Ne pars pas comme ça !” Il fouille dans sa poche et lui remet un billet de 100 francs.Mais revenons-en à Cocteau avec ce dessin non publié (en marge du premier recueil de dessins dédié à Picasso), où le marin fraternise avec l'ouvrier fréquentant les "mauvais lieux":
Combien en ai-je vu défiler de ces sages qui savent la
recette exacte de leur plaisir et dont l'existence est
simplifiée parce qu'ils se payent à date et à prix fixes une
honnête, une bourgeoise complication ! La plupart étaient
de riches industriels qui venaient du Nord délivrer leurs
sens, rejoignaient ensuite leurs enfants et leurs femmes.
Cet avertissement secoua ma paresse et m'obligea de
rompre avec des habitudes indignes, à quoi s'ajoutait le
souvenir d'Alfred flottant sur tous les visages des jeunes
boulangers, bouchers, cyclistes, télégraphistes, zouaves,
marins, acrobates et autres travestis professionnels.
Un de mes seuls regrets fut la glace transparente. On
s'installe dans une cabine obscure et on écarte un volet.
Ce volet découvre une toile métallique à travers laquelle
l’œil embrasse une petite salle de bains. De l'autre côté, la
toile était une glace si réfléchissante et si lisse qu'il était
impossible de deviner qu'elle était pleine de regards.
Moyennant finances il m'arrivait d'y passer le dimanche.
Sur les douze glaces des douze salles de bains, c'était la
seule de cette sorte. Le patron l'avait payée fort cher et
fait venir d'Allemagne. Son personnel ignorait
l'observatoire. La jeunesse ouvrière servait de spectacle.
Tous suivaient le même programme. Ils se
déshabillaient et accrochaient avec soin les costumes
neufs. Dés endimanchés, on devinait leur emploi aux
charmantes déformations professionnelles. Debout dans
la baignoire, ils se regardaient (me regardaient) et
commençaient par une grimace parisienne qui découvre
les gencives. Ensuite ils se frottaient une épaule,
prenaient le savon et le faisaient mousser. Le savonnage
se changeait en caresse. Soudain leurs yeux quittaient le
monde, leur tête se renversait en arrière et leur corps
crachait comme un animal furieux...
On y reconnaît évidemment, plus que Narcisse le motif d'Orphée traversant le miroir.
Les uns, exténués, se laissaient fondre dans l'eau
fumante, les autres recommençaient la manœuvre ; on
reconnaissait les plus jeunes à ce qu'ils enjambaient la
baignoire et, loin, essuyaient sur les dalles la sève que
leur tige aveugle avait étourdiment lancée vers l'amour.
Une fois, un Narcisse qui se plaisait approcha sa bouche
de la glace, l'y colla et poussa jusqu'au bout l'aventure
avec lui-même. Invisible comme les dieux grecs, j'appuyai
mes lèvres contre les siennes et j'imitai ses gestes. Jamais
il ne sut qu'au lieu de réfléchir, la glace agissait, qu'elle
était vivante et qu'elle l'avait aimé.
...
Après la phrase concernant Marcel Servais-Pas de Chance, Milorad ajoute:Faire son salut à Paris est impossible ; l'âme est trop
distraite. Je décidai d'aller à la mer. Là, je vivrais entre
l'église et une barque. Je prierais sur les vagues loin de
toute distraction.
Je retins ma chambre à l'hôtel de T.
Dès le premier jour, à T., les conseils de la chaleur
furent de jouir et de se dévêtir.
A partir de 1922, et jusqu'à l'année qui précède sa mort, le poète devait séjourner souvent sur la côte méditerranéenne, en particulier à Villefranche et Toulon, où grâce aux marines de guerre française et américaine, le thème du marin allait trouver de quoi s'enrichir:
Ce que confirme, en 1924 cette lettre à Georges Auric de Pierre de Lacretelle, venu à Villefranche tenter de distraire Cocteau de la mélancolie où l'avait plongé la mort de Radiguet:
Radiguet et Auric se baignant à Besse-en-Chandesse (Auvergne) en 1921 |
Pierre de Lacretelle 16 septembre 1924:
Heureuse époque, et comme on savait écrire!La présence d'un croiseur américain dans la rade a transformé le bas de la ville en cercle d'enfer dantesque... L'hôtel [Welcome] est devenu, à la lettre un bordel, où forniquent sans arrêt les matelots avec des créatures de l'un et l'autre sexe, s'introduisant de nuit dans les chambres les mieux barricadées pour violer allègrement garçons et filles. Le jeune G... que tu connais, sans doute, n'a échappé hier soir que par miracle, à des outrages qui eussent peut-être été les derniers, comme on dit, mais n'auraient sans doute pas été, à mon avis, les premiers. Imagine, à 4 heures du matin, des cris de bête qu'on égorge, une galopade d'hommes nus dont les attributs virils ne laissaient aucun doute sur les intentions qu'ils nourrissaient. Ajoute à celà que les marins gisent par grappes, le long de la route depuis Nice, et tu comprendras qu'un être aussi délicat que moi soit devenu enragé.Vers 5 heures du matin, comme les cris et les rixes, les hoquets et les pissements, les bruits de bidets et les halètements amoureux s'apaisent un peu, je parviens à m'endormir quelques instants; mais à 7 heures le conseil des pêcheurs s'assemble sous mes fenêtres et entame de longues discussions politiques qui finissent en hurlements. Vers 10 heures deux avions croiseurs commencent leurs pétarades, rasent mon balcon, font des culbutes au milieu d'un tumulte horrible, et à 11 heures, 12 coups de canon retentissent à bord en l'honneur d'un préfet, d'un général, d'un amiral qui monte à bord. C'est quelque chose comme la fin du monde au ralenti, et cela jusqu'à mardi... J'ai trouvé Jean [Cocteau] à mon arrivée en bon état... Mais je voudrais le voir plus sobre, car il abuse depuis quelques jours...
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