"Notre véritable rencontre ne date que de Noël 1926, Jean Desbordes faisait son service à Paris, au ministère de la Marine. Il portait donc l'uniforme le plus charmant du monde et il convient d'éviter l'emploi de ce charme puisque notre marin n'a jamais navigué. Il m'apporta un manuscrit, un paquet dactylographié de cris informes. Soudain il s'endormait, il parlait d'un autre monde, il volait, il marchait sur l'eau."
Cocteau, préface de J'adore
Sur la photo jointe la première édition de J'adore, Desbordes porte en effet, à la place du nom de navire, la mention "Dépot des équipages". On ne voit pas bien, en bas de l'encolure de la vareuse l'étoile dont Cocteau a "signé" la photo.
On imagine le choc lorsque Desbordes, en uniforme lui apporta ce manuscrit qui devait devenir J'adore, livre où il mit de l'ordre à Chablis, tandis que Cocteau rédigeait Le Livre Blanc. De sa rencontre avec Desbordes, Cocteau fabriqua dans son livre le personnage de H. le confondant avec Radiguet (la fuite en Corse évoque la fugue de Radiguet avec Brancusi selon Milorad, épisode prémonitoire puisqu'en 1929, Desbordes resté seul chez Coco Chanel à Roquebrune "s'enfuit" en Italie avec Geneviève Mater, poussant la stratégie jusqu'à faire expédier des télégrammes de Roquebrune, par un ami commun.
C'est sans doute de cet épisode de fugue amoureuse que témoigne le dessin qui juxtapose un portrait de Desbordes et une femme mutilée comme l'étaient les corps d'opium, laquelle deviendra le premier motif envisagé pour la couverture d'Opéra.
Dans Le Livre Blanc Cocteau met dans la bouche de H. quelques phrases empruntées directement à J'adore.
Jacques Biagini (in Cocteau... de Villefranche sur mer) citant la rédactrice de la correspondance avec Max Jacob, rapporte cette phrase de Francis Rose, qui concernerait la venue de Desbordes dès l'été 1926: "J'étais là quand le beau marin aux pommettes saillantes arriva". A l'été 28, le couple suscite diverses réactions des amis de Cocteau. Glenway Wescott lui trouve l'apparence d'un "petit employé de bureau, Francis Steegmuller le qualifie de "mielleux, petit et mince, d'apparence banale"... On leur reproche surtout de passer leur temps dans leur chambre à fumer de l'opium.J'avais découvert pour mes baignades une petite plage
déserte. J'y tirais ma barque sur les cailloux et me séchais
dans le varech. Un matin, j'y trouvai un jeune homme qui
s'y baignait sans costume et me demanda s'il me
choquait. Ma réponse était d'une franchise qui l'éclaira sur
mes goûts. Bientôt nous nous étendîmes côte à côte.
J'appris qu'il habitait le village voisin et qu'il se soignait à
la suite d'une légère menace de tuberculose.
Le soleil hâte la croissance des sentiments. Nous
brûlâmes les étapes et, grâce à de nombreuses rencontres
en pleine nature, loin des objets qui distraient le cœur,
nous en vînmes à nous aimer sans avoir jamais parlé
d'amour. H. quitta son auberge et adopta mon hôtel. Il
écrivait. Il croyait en Dieu, mais affichait une indifférence
puérile pour le dogme. L'Église, répétait cet aimable
hérétique, exige de nous une prosodie morale équivalente
à la prosodie d'un Boileau. Avoir un pied sur l'Église qui
prétend ne pas bouger de place et un pied sur la vie
moderne, c'est vouloir vivre écartelé. A l'obéissance
passive, j'oppose l'obéissance active. Dieu aime l'amour.
En nous aimant nous prouvons au Christ que nous savons
lire entre les lignes d'une indispensable sévérité de
législateur.
Dans Ma galerie d'excentriques, Luc Aldric rapporte une anecdote contée par Yvon Belaval, concernant le cascadeur-aviateur Roland Toutain qui n'est pas encore l'acteur de Rouletabille (et deviendra plus tard le mari ivre de Liliom et le garagiste Lionel de l'Eternel Retour):
Toutain en 1926
« En 1928, j’allai à Villefranche‐sur‐Mer retrouver Cocteau et Desbordes. [...] Moyses et Roland Toutain arrivèrent. […] À table, il [Toutain] se mit à jongler avec les assiettes, sous l'oeil inquiet du maître d'hôtel, puis, déboutonnant sa braguette, il prouva — sous l’œil cette fois éberlué du maître d'hôtel — qu'il pouvait entourer complètement un verre. »
En avril 1928, Georges Platt Lynes, encore à peu près inconnu et hésitant entre la photo et l'écriture, débarque également à Villefranche:
Platt Lynes à Villefranche en costume marin 1928 |
Quelques "marins" photographiés par Platt-Lynes:
Levinson, dit "Le Vincent" Paris 1930 |
années 40 et 50
L' aventure "maritime" du livre blanc évoque directement Le pêcheur du Suquet où Genet semble développer la thématique à peine effleurée par Cocteau:
Une complicité, un accord s'établissent entre ma bouche et la queue -encore invisible dans son short azur- de ce pêcheur de dix-huit ans;et plus loin ces versets qui paraissent issus des lignes sur le sexe flasque de Pas de Chance:
Autour de lui, le temps, l'air, devenaient indécis. Couché sur le sable, ce que j'en apercevais entre les deux branches écartées de ses jambes nues, tremblait.
Le sable gardait la trace de ses pieds, mais gardait aussi la trace du paquet trop lourd d'un sexe ému par la chaleur et le trouble du soir. Chaque cristau (sic) étincelait.
Mais il fond dans ma bouche. N'est-ce qu'un vers.
...
Quels bouquets de fleurs coupées, jetées, pour oublier ses bosquets?
Je caresse la petite masse de chair, penaude, qui se blottit dans ma main et je regarde tes yeux: j'y vois très loin l'animal tendre qui donne cette tendresse à ta queue.
En effet selon différentes sources, ce n'est pas à Noël 1926 qu'aurait eu lieu la rencontre, mais à l'hôtel Welcome à Villefranche:
Cocteau a immortalisé Jean Desbordes par de nombreux portraits:
En 1928, Cocteau fait paraître l'album de dessins 25 portraits d'un dormeur dont le modèle est Jean Desbordes, qui apparaît tout d'abord dans son uniforme de marin.
Ces dessins ne sont pas exactement des portraits de Jean Desbordes mais plutôt de l’amitié que je lui porte et d’une admiration respectueuse.
...ils ne voyaient de Jean Desbordes qu’un nombreux profil endormi au lieu de reconnaître un calque des veines et des artères de l’émotion, grand corps suspendu ; au lieu de suivre les fleuves et les montagnes d’une géographie de l’âme.
Un dormeur est le modèle des modèles. On risque en le copiant avec patience de copier l’élément où il baigne et de portraiturer, sans préméditation, l’atmosphère du songe.
Celui-ci étant à l'évidence une reprise d'un dessin de Radiguet qui subira d'autres transformations ultérieures
Si tant est que le thème du dormeur ne soit pas à l'origine de la poésie de Cocteau (Discours du Grand sommeil), le modèle apparaît au moins en 1927 avec ce poème d'Opéra
Le sommeil est une fontaine
Pétrifiante.
Le dormeur,
Couché
sur sa main lointaine,
Est
une pierre en couleurs.
Dormeurs
sont valets de cartes ;
Dormeurs
n'ont ni haut ni bas ;
De
nous un dormeur s'écarte,
Immobile
à tour de bras.
Les
rêves sont la fiente
Du
sommeil. Ceux qui les font
Troublent
l'eau pétrifiante
Et
les prennent pour le fond.
(L'eau
pétrifiante explique
Cet
air maladroitement
Copié
d'après l'antique
D'un
modèle nu dormant.)
Lorsqu'il tourne son premier film en 1930, Le Sang d'un Poète, Cocteau confie à Jean Desbordes une apparition celle de l'ami en costume Louis XV qui vient saluer le sculptural Enrique Riveros (crédité Errique Rivero) que Cocteau filme complaisamment torse nu pendant les 20 premières minutes.
On est donc porté à penser que le nu en perruque Louis XV est également une représentation de Desbordes:
Le Sang d'un Poète est l'occasion de mettre en scène, avant Les Enfants Terribles (le film), la première incarnation publique de Dargelos, révélant ainsi a posteriori que Cocteau est bien l'auteur du Livre Blanc:
Dargelos était le coq de la classe dit le texte rajouté plus tard...
extraits de la suite des 60 dessins pour les Enfants Terribles |
dessin pour la réédition de 1951 |
Ce coup de poing en marbre était boule de neige,
Et cela lui étoila le cœur
Et cela étoilait la blouse du vainqueur,
le vainqueur noir que rien ne protège.
Il restait stupéfait,debout
Dans la guérite de solitude,
Jambes nues sous le gui, les noix d'or, le houx,
Etoilé comme le tableau noir de l'étude.
Ainsi partent souvent du collège
Ces coups de poings faisant cracher le sang,
Ces coups de poings durs des boules de neige,
Que donne la beauté vite au cœur en passant.
Dargelos entre en scène, avec les poisons
dès Le Sang d'un Poète, le mythe est en marche vers sa version fantasmée définitive
le véritable Pierre Dargelos en 1903 (photo de classe du lycée Condorcet) |
Pour Cocteau et Desbordes c'est un nouveau scandale après la préface de J'adore qui avait offusqué les milieux catholiques. Le film, retenu par les réticences du Vicomte de Noailles qui l'avait financé (car il donnait une vision de la haute bourgeoisie qui déplaisait au mécène) est traîné dans la boue par les surréalistes qui se croient volés de ce qui ne leur appartenait pas. On se souvient de la réaction de Breton qui le surnomma Les Menstrues d'un Poète, et de celle d'Eluard: "Nous parviendrons bien à l'abattre comme une bête puante". Mais Eluard était un méchant homme et un tout petit scribouilleur dont on ne se souviendrait guère si Poulenc n'avait eu la faiblesse de déposer de la musique le long de ses proses. Le même Eluard refusera de signer la demande de grâce de Genet auprès du président Auriol quelques années plus tard.
Extrait de Conte, texte initial de J'adore :
Il avait douze ans. A l'école, par les trous des encriers, il arrangeait des ficelles, pour faire de l'amour mécanique et invisible. Il avait le sens des complications qu'il voulut perdre depuis. A la campagne, dans un fourré, il attendait le plaisir; et il débouche du sentier la famille du général! Qu'il a fallu de gaucherie pour simuler le sommeil profond, la main sur cette vie suspendue...
Tout petit, la première fois, la volupté lui coupa la parole et l'enfance. Il tomba trois gouttes blanches, les premières, les gouttes pures réservées à l'herbe, légères et graves comme le sang blanc du pavot.
Alors il était tellement ému, il y eut une telle révolution en lui qu'il vit pousser une fleur à la place de l'amour.C'était comme la vaste églantine qu'il s'amuse à cultiver dans son jardin près de la loge. Mais elle est blanche, avec à peine du rose à l'extrémité des pétales.
Desbordes écrira un roman en 1931, Les Tragédiens, une comédie, une étude sur Sade. En 1932, l'histoire avec Cocteau s'achève. Il l'évoquera encore de par sa mort tragique. En juillet 1944, Desbordes, à la tête d'un réseau de résistants sous le pseudonyme de Duroc, est arrêté par la Gestapo à Paris ainsi que le docteur Berlioz qui l'héberge. Lors de son propre interrogatoire, Berlioz, emmené aux toilettes pour vomir, voit le cadavre de Desbordes, atrocement battu. Il serait mort après quatre jours de torture, sans parler, les allemands ayant fini lui arracher les yeux. Son corps est jeté dans une fosse commune au cimetière de Thiais.
tiré de Jean l'oiseleur, série d'autoportraits de Cocteau en 1924 |
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