http://www.memoire-sexualites.org/annees-20/
1924 : Daniel Guérin qui a 20 ans, parlera du bal de Magic City, du Luna Park de la rive gauche, du grand bal costumé du Mardi gras mélangeant homosexuels déguisés et gens du spectacle venus s’amuser (comme Maurice Chevalier) c’est pour lui le temps de « l’extrême permissivité… Le nombre de fois où j’ai erré dans Pigalle les jours de fête, les week-ends, il était aisé d’accoster un marin, un cavalier, avec ses grosses bottes et ses éperons… Il y avait une espèce de facilité dans les rapports entre hommes appartenant à des classes sociales très différentes, que je n’ai jamais rencontrée depuis. » (interview de 1980) ; il explique cette liberté par le chômage aiguë, mais aussi par le fait que « les prolos étaient encore des prolos et non les bourgeois qu’ils sont devenus… tout était naturel à l’égard du sexe. », s’appuyant sur les travaux ultérieurs de Kinsey, Guérin considérera que les années 1920 sont marquées par l’enseignement primaire, non encore « paralysés par toutes sortes de considérations culturelles ou morales qui sont artificiellement inculquées » ; « La rue de Lappe était un spectacle inouï pour des gens comme moi qui aimaient les militaires et les gens simples, car on pouvait les côtoyer avec facilité, non pas dans de grands établissements, mais dans de toutes petite boites où il y avait des accordéonistes avec sur un bacon un petit orchestre ; on buvait des diabolos menthe et des diabolos cassis et on dansait entre garçons, entre filles, entre hommes et femmes. » ; il se souvient d’un gars à col roulé blanc qui vers la fin de la soirée lui a demandé : « Alors tu viens pour la Noïé ? » c’était « une péniche amarrée sur le canal Saint-Martin, près de la Bastille, qui servait à faire l’amour » ; Daniel Guérin parle aussi de la « boutique aux allures de café » Gabrielle d’Estrées, « au 1er étage il y avait des chambres » où tout était facile, ainsi que des piscines, à celle de Pontoise il faisait « aisément rentrer quelqu’un dans (sa) cabine pour faire l’amour » et pour la drague à ciel ouvert, un aviateur de 1914-1918, Jean-Michel Renaitour, lui a servi de guide, ancien député de l’Yonne et maire d’Auxerre, « il connaissait des centaines de garçons ! », il l’a beaucoup aidé à rencontrer des garçons (joueurs de water-polo, jeunes paysans de l’Yonne, etc.) « toute mon initiation venait de là » ; il a connu René Crevel à la terrasse du Flore, et le fait que Proust, Gide et Maurice Ravel, soient d’illustres homosexuels était « un encouragement » ; en 1927, François Mauriac – homosexuel « plus ou moins refoulé » – lui racontera que « lorsque les garçons venaient chez lui, vers 1927, pour obtenir des dédicaces, cela se terminait par des attouchements entre l’écrivain et les garçons ! Mauriac était déchiré entre ses convictions catholiques et ses pulsions homosexuelles » ; Léon Blum figurait en tutu dans les journaux, il était selon lui plus ou moins homosexuel :« Il m’a reçu dans sa chambre en 1930, il portait un pyjama violet avec des ornements d’or » ; pour lui André Breton selon sa 1ère femme, rapporte Daniel Guérin, « était un homosexuel refoulé et sublimé, toutes les grandes amitiés de sa vie ayant été masculines » mais « il avait une horreur physique pour la pratique homosexuelle » ; Guérin parle aussi du rôle « du scoutisme et du camping au bord des rivières. Sur la Marne, il y avait de grands camps naturistes », il y rencontre « le capitaine Lhôpital, ancien officier d’ordonnance du maréchal Foch. Il était devenu chef scout. Il sortait toujours avec une cohorte de jeunes scouts, et c’était un spectacle ravissant. »… ou encore « l’école de sado-masochisme représentée par l’ancien secrétaire général du Parti radical-socialiste, Edouard Pfeiffer, qui était porté sur les jeunes adolescents et adorait leur faire très mal » selon un « tribunal pour le châtiment de ceux qui avaient contrevenu à la discipline et aux lois qu’ils avaient érigées pour leur vie communautaire », celui qui avait commis une faute « était attaché à un arbre, on enfonçait des aiguilles dans les fesses des garçons, etc. Tout cela s’est terminé par un procès à la suite de plaintes. » ; en 1980, il citera aussi la cohorte de ceux qui « gravitaient autour de Gide, Roger Martin du Gard, Jean Schlumberger, Max Jacob, plus tard Pierre Herbart et le libraire Roland Saucier », et « Montherlant, bombant le torse, lançant la mode des stades et des athlètes aux cheveux courts (qui) buvait goulûment aux fontaines du désir. Abel Hermant (dit la Belle au Bois d’Hermant) (qui) tentait de séduire en slip rose les juniors de la piscine de l’Automobile-Club de France jouxtant l’hôtel Crillon. Jean Cocteau, ses amis musiciens et ses mignons faisaient les beaux soirs du Bœuf sur le Toit. Près de l’Odéon, Lesbos avait pignon sur rue dans la librairie d’Adrienne Monnier. A la Comédie-Française, le tragédien De Max, Maurice Escande, alors jeune premier, plus tard Jean Weber puis Jean Marchat, à l’Opéra Serge Lifar, puis Michel Renault, donnaient un nouveau lustre à la race d’Ep. La Quai d’Orsay regorgeait de sémillants diplomates en herbe. En pleine Sorbonne, le recteur Paul Lapie (1869-1927), chantre de la morale laïque, hébergeait son rejeton dans une suggestive garçonnière. Au Maroc, le maréchal Lyautey s’était entouré d’un sérail de beaux lieutenants et de non moins appétissants autochtones. A l’aéroport du Bourget, Pierre Weiss, officier d’aviation et futur général, étreignait, sous couleur de le préserver d’une foule délirante, l’archange Lindbergh. Avenue Montaigne, le Tout-Paris de la pédale acclamait la trapéziste américaine Barbette qui, perruque et soutien-gorge enlevés, se révélait un blond Adonis. »
8 juin 1936 Gréve aux usines Calberson
L'interview de Daniel Guérin dans Paris Gay 1925
Vous avez pris conscience de votre homosexualité "lentement", écrivez-vous dans votre Autobiographie de jeunesse. À la fin des années vingt, avez-vous pensé être malade ou immoral ?
Je n’ai jamais pensé que j’étais un être malade ou un être immoral. J’ai simplement eu une sexualité débordante qui ne trouvait pas d’exutoire et qui se traduisait surtout par la masturbation ; j’avais une attirance sentimentale pour les jeunes filles. J’ai eu à cette époque de grandes amours sans que jamais cela n’atteigne la promiscuité. C’était d’ailleurs en partie par le fait qu’il y avait quelque chose en moi qui résistait inconsciemment, mais c’était aussi le fait que cela se passait dans un milieu de grande bourgeoisie où il n’était pas très facile d’approcher charnellement des jeunes filles.
Il était plus facile d’approcher des jeunes garçons ?
Infiniment plus facile !
Vous en avez approché ?
Oui, je l’ai fait. C’était des amours dites platoniques. J’avais un camarade à Sciences Po que j’aimais tendrement. Un jour, alors que nous étions au Mont-Dore, pour suivre une cure, nous nous sommes promenés dans les bois avec un acteur de cinéma qui était assez répugnant. Dans la nuit, allongés tous les trois sous les sapins, il a porté sa bouche sur le visage adoré de mon ami et j’ai eu une épouvantable crise intérieure de jalousie et aussi de répulsion. C’était la jalousie parce que c’était mon copain, et c’était le reproche que je me faisais de ne pas avoir su ou voulu aller avec lui jusqu’à l’acte sexuel puisqu’il l’acceptait avec un autre, et en même temps j’avais une sorte de dégoût pour le contact de la chair.
D’où venait cette répulsion ?
Ce n’était pas tellement une répulsion qui se situait au niveau de l’homosexualité. C’était une répulsion générale, hétérosexuelle comme homosexuelle, pour l’acte charnel. On retrouve cette contradiction dans l’œuvre de Gide, d’un côté la sentimentalité, et de l’autre le désir d’un acte sexuel que je n’avais pas encore accompli mais que j’étais destiné à accomplir sous sa forme la plus primitive, la plus animale. Il m’était impossible de faire se rejoindre les deux choses.
Avez-vous rencontré des gens qui s’identifiaient comme homosexuels ?
Oui, beaucoup.
Où ?
Essentiellement à Paris, puisque j’ai toujours vécu à Paris, mais dans des milieux qui n’étaient pas fermés comme des ghettos homosexuels. Les gens que je fréquentais appartenaient à la bonne société, étaient tous raffinés et cultivés. J’ai eu par exemple un ou deux camarades de Sciences Po qui s’affichaient ouvertement et ricanaient lorsque je leur disais que j’avais été à Nevers pour essayer de retrouver un petit matelot, un mousse que j’avais connu à Paris. Quand je suis arrivé, sa mère m’attendait à la porte avec un balai.
Elle avait lu la lettre de son fils ?
Oui, et ce cynique s’est tordu de rire et m’a dit : "Quoi ? Tu n’es pas capable d’aller jusqu’au bout de tes propres penchants ?"
Avez-vous rencontré des homosexuels qui se sentaient coupables ?
Non. Ça se traduisait chez eux par un cynisme à consonance mondaine.
Sous quelle forme apparaissait ce cynisme ?
Par exemple, des allusions piquantes. Malgré tout, j’ai connu assez rapidement l’homosexualité "distinguée". Je ne connaissais pas Gide personnellement, mais je lui avais écrit. Je connaissais Marc Allégret qui était son neveu et avait été son petit ami. Un jour que j’étais chez moi, dans l’appartement mansardé où ma famille m’avait installé une garçonnière, Marc Allégret est entré et j’ai dit devant quelques jeunes : "Voici Nathanaël !"
Dans quels lieux rencontriez-vous des homosexuels à Paris ?
D’abord, j’ai été une fois ou deux au bal de Magic-City. C’était le Luna Park de la Rive gauche. Il y avait un grand bal costumé qui avait lieu le Mardi gras. Les costumes étaient extrêmement savoureux : certains garçons étaient nus avec une série de grappes de raisins artificielles qui pendaient autour de la ceinture. il y avait énormément de monde. Des centaines, voire des milliers de gens. D’un côté, il y avait des homosexuels ainsi déguisés, de l’autre il y avait le gratin des gens du spectacle qui venaient très amicalement pour voir, pour s’amuser, pas pour déprécier. Je me rappelle un moment de bal ; j’étais en bas, près du vestiaire, la porte s’est ouverte et Maurice Chevalier est entré ; il a braqué un pistolet à fumée sur mon visage qui est devenu tout noir. L’atmosphère, vraiment, était d’une extrême gentillesse. Il n’y avait aucun préjugé anti-homosexuel.
Était-ce une exception, ce bal ?
Je ne me rappelle pas. C’était une tradition bien parisienne et très ancienne. Ce qui était frappant, c’était justement son aspect typiquement parisien.
Dans ces fêtes, les gens étaient-ils nombreux à s’embrasser sans que cela choque l’entourage ?
Ça n’allait pas très loin, en tout cas beaucoup moins loin qu’aujourd’hui. Ils ne dansaient pas sous une forme particulièrement libidineuse.
Le lendemain de cette fête, où pouvait-on rencontrer ces milliers de personnes ?
Je ne suis pas à même de répondre parce que c’était un accident dans ma vie de fréquenter des bals de ce genre. Je pratiquais l’homosexualité, mais je ne fréquentais pas le milieu homosexuel. Je connaissais quelques restaurants, comme le fameux Narcisse qui se trouvait près de la gare de Lyon ; c’était un endroit très follasse, les gens faisaient des lazzis en permanence.
Quelles rencontres faisiez-vous alors ?
À cette époque, tout était centré autour de l’exceptionnelle liberté sexuelle, de l’extrême permissivité qui permettait à un homme aimant les garçons de faire des rencontres avec un jeune ouvrier, un jeune pompier, un jeune soldat en permission ; il n’y avait pas de problème. Le nombre de fois où j’ai erré dans Pigalle les jours de fête, les week-ends, il était très aisé d’accoster un marin, un cavalier avec ses grosses bottes et ses éperons.
Comment se passait une rencontre ?
Elle se passait de la façon la plus simple, la plus familière, la plus naturelle qui soit, du type : "Ah ! je suis content de te rencontrer ! Tu veux que nous allions faire un tour ?" Et l’autre répondit : "Oui, si tu veux ; il y a là-bas un petit hôtel, dans la rue." La chose terminée, le gars ouvrait son portefeuille et sortait des photographies de lui, format carte postale ; et vous la dédicaçait ! Tout cela n’avait rien de pervers ; il y avait une espèce de facilité dans les rapports entre hommes appartenant à des classes sociales très différentes, que je n’ai jamais rencontrée depuis.
N’y avait-il pas une plus grande facilité pour les gens d’origine bourgeoise d’avoir des rapports avec des ouvriers ?
C’était beaucoup plus facile que ça ne l’est aujourd’hui. Je crois qu’il y avait deux phénomènes : le premier, c’est que la jeunesse ouvrière traversait par moments des périodes de chômage assez aiguës, en particulier aux alentours de 1927. Mais il y avait quelque chose de bien plus important : les prolos étaient encore des prolos et non les petits bourgeois qu’ils sont devenus. Alors qu’aujourd’hui, on prétend qu’il est quasiment impossible à un travailleur d’avoir des penchants homosexuels. Si le Parti communiste, qui veille à sa clientèle, ne se risque pas à prendre la défense des homosexuels, c’est parce que la classe ouvrière s’est incroyablement embourgeoisée depuis une trentaine d’années.
Les préjugés anti homosexuels étaient absents du milieu ouvrier à cette époque ?
Non, ils ne pénétraient pas ce milieu pour les raisons invoquées par Kinsey : Kinsey, dans son rapport, a divisé les êtres humains en trois catégories, qu’il assimile grossièrement à l’enseignement primaire, secondaire et supérieur. Il montrait que ceux qui avaient été réduits à l’enseignement primaire étaient ceux qui n’étaient pas paralysés par toutes sortes de considérations culturelles ou morales qui sont artificiellement inculquées, d’abord au niveau secondaire, et surtout au niveau supérieur.
Les ouvriers que vous avez rencontrés étaient jeunes dans l’ensemble ?
Oui, bien sûr, mais il ne faut pas oublier que les gens se mariaient très tard, à cette époque ; j’ai habité dans le XXe et on voyait le soir, dans les petits restaurants, des gars entre vingt et trente ans, tous célibataires et absolument pas froissés si on manifestait à leur égard un quelconque désir homosexuel. Tout leur était naturel à l’égard du sexe. Ils étaient encore dans le monde physique et ce monde n’avait pas été pollué par les valeurs morales.
La perte d’influence de l’Église explique-t-elle cette attitude libérée par rapport au sexe ?
Je ne chercherai pas à l’expliquer par une diminution du pouvoir de l’Église. Je crois que, pendant tout le XIXe siècle, l’ouvrier était plus près de l’animalité naturelle qu’à partir du moment où il s’est érigé une superstructure, cet Ego de petit-bourgeois. Par conséquent les actes sexuels, qu’ils soient accomplis avec des filles ou avec des garçons, c’était la preuve qu’on avait une surabondance de virilité dont on n’avait pas à rougir.
Les Arabes d’aujourd’hui sont un peu les anciens prolétaires dont tu parles, alors ?
C’est ça, il n’y avait pas d’Arabes à cette époque ; il y avait le type décrit dans les romans de Carco, comme Jésus la Caille. C’était le titi avec une casquette de travers et qui n’avait rien contre l’homosexualité. Cette même permissivité se retrouvait dans l’armée, dans la marine, et ce qui en facilitait les choses, c’est que les soldats se promenaient en uniforme. Ils étaient donc repérables immédiatement et leurs uniformes créaient une épice supplémentaire dans le désir de ceux qui les draguaient.
Les rencontres du boulevard Rochechouart et de Pigalle ne se réduisaient-elles pas à des relations d’argent ?
Oui et non ; mais en comparaison du professionnalisme d’aujourd’hui, c’était peu de chose.
Parmi tous les endroits qui permettaient les rencontres d’homosexuels, y en avait-il un qui ait eu un succès inhabituel ?
La rue de Lappe était un spectacle inouï pour des gens comme moi qui aimaient les militaires et les gens simples, car on pouvait les côtoyer avec facilité, non pas dans de grands établissements, mais dans de toutes petites boîtes où il y avait des accordéonistes avec un sur un balcon un petit orchestre ; on buvait des diabolos menthe et des diabolos cassis — boissons traditionnelles — et on dansait entre garçons, entre filles entre hommes et femmes.
Ce n’étaient pas exclusivement des boîtes homosexuelles ?
C’étaient des boîtes sexuelles qui n’étaient pas des boîtes homosexuelles, mais dans lesquelles la permissibilité était énorme. Les gens ne s’embrassaient pas, cependant, car les mecs tenaient à leur image virile.
Mais deux hommes qui dansaient entre eux étaient homosexuels ?
Oui, mais il était rare que deux homosexuels dansent ensemble ; c’était plutôt une danse entre un micheton — un homme qui aime les garçons — et un mec. Je me rappelle que, vers la fin de la soirée, lorsque l’établissement se vidait un peu, un gars à col roulé blanc m’avait dit : "Alors tu viens pour la Noïé ?" La Noïé était une péniche amarrée sur le canal Saint-Martin, près de la Bastille, et qui servait à faire l’amour. Il y avait des couchettes où on forniquait. De la rue de Lappe, c’était très proche et très pratique.
Est-ce qu’on pourrait comparer cette rue avec une rue d’une communauté homosexuelle, comme à New York ?
Non, parce qu’il y avait des établissements dans la rue où l’hétérosexualité dominait. L’homosexualité et l’hétérosexualité se côtoyaient dans la rue de Lappe sans que cela pose aucun problème. Il y a un autre endroit dont je voulais parler qui était extraordinaire et qui s’appelait Gabrielle d’Estrées. C’était une boutique avec des allures de café ; on entrait et, dans un décor de table de marbre déco, étaient assis quelques matafs en permission qui jouaient à la belote. Quand on avait très envie de l’un d’eux, on se levait et on disait : "Dis donc, mec, ça me ferait plaisir d’aller avec toi. Tu y vois un inconvénient ? — Pas du tout ! etc." Au fond du café, il y avait un petit escalier et au premier étage, des chambres.
C’était une sorte de bordel de mecs ?
Oui, mais sans les caractéristiques déplaisantes d’un bordel. C’était l’atmosphère ordinaire d’un café. Les aristocrates qui m’accompagnaient avaient une peur horrible des matelots qui décampaient.
L’homosexualité était une pratique avant d’être un discours durant toute cette période ?
Exactement. On touche le point essentiel. L’homosexualité était naturelle. Je pense que, à partir du moment où l'homosexualité est devenue une vaste confrérie à ciel ouvert, cela a nui à la possibilité de rapports avec de jeunes hétérosexuels. À l’époque dont nous parlons, il n’y avait pas de répression sexuelle. C’est après la guerre que la situation a changé.
Les homosexuels se rencontraient-ils dans des endroits spécifiques ?
Pas vraiment ; on pouvait rencontrer des gens dans les piscines, par exemple. J’allais très souvent à la piscine de la rue Pontoise avec des copains ; quand un gars me plaisait, je le faisais rentrer dans ma cabine pour faire l’amour. Il y avait aussi un haut lieu de l’homosexualité : le 14 de la rue Trévise : c’était l’union chrétiennne des jeunes gens (UCJG) qui avait une piscine où on pouvait se baigner nu. Il fallait avoir une carte de membre, comme dans les YMCA américains et c’était un lieu de rencontre très étonnant.
Comment avez-vous découvert tous ces endroits ?
Eh bien, j’y ai été amené par mon maître es-homosexualité. ce maître s’appelait Jean-Michel Renaitour. Il a été aviateur pendant la guerre 1914-1918 et il venait à Paris faire une foire homosexuelle carabinée dans ses permissions. Il a été député de l’Yonne, maire d’Auxerre, et il connaissait des centaines de garçons ! Tous étaient plus ou moins gymnastes et nous assistions ensemble à des rencontres sportives. Je me rappelle des matches homériques de water-polo entre deux équipes de superbes garçons. Nous allions aussi à Auxerre et nous faisions les professeurs de natations avec de jeunes paysans de l’Yonne. Toute mon initiation venait de là. Il avait une telle cour de garçons autour de lui qu’il m’en restait assez pour avoir des aventures. C’est ainsi qu’il m’a mis dans les bras de nombreux mecs !
Est-ce que la recherche d’un ami vous a préoccupé à certains moments de votre jeunesse ?
Non ; hormis un ou deux garçons dont j’ai été éperdument amoureux, jamais l’idée ne me serait venue de me lier avec un seul quand il y avait un déversoir quotidien de tant de beautés autour de moi ! Pourquoi aurais-je dû m’aliéner en me fixant sur un jeune en méconnaissant tous les autres ?
L’homosexualité avait-elle durant toutes ces années véritablement pignon sur rue?
Par ricochet ; si les initiés savaient que Mauriac était homosexuel — plus ou moins refoulé —, on savait que Proust en était, Gide aussi ; on savait que René Crevel le plus talentueux des surréalistes l’était ; je l’ai connu à la terrasse du Flore et nous avons sympathisé. Maurice Ravel était un homosexuel affiché. On trouvait un encouragement dans le fait que tant de personnages illustres étaient homosexuels.
Comment expliques-tu le fait que la presse, lorsqu’elle parlait d’homosexualité, le faisait toujours en termes caricaturaux ou hostiles ?
Les journalistes essayaient de faire de l’esprit parce que ça faisait bien ; on voyait Léon Blum — qui était plus ou moins homosexuel — en tutu dans les journaux ! Il avait des attitudes, des manières d’être assez précieuses ; je me rappelle en 1930 l’avoir rencontré. Il m’a reçu dans sa chambre et il portait un pyjama violet avec des ornements d’or.
Il a écrit un livre, "Du mariage", qui a fait scandale. Pourquoi ?
Léon Blum était aussi hétérosexuel, mais dans son livre il prétendait que c’était de la folie que de se marier sans s’être essayés l’un l’autre.
Son homosexualité apparemment, n’a pas nui à sa carrière politique. N’est-ce pas étrange ?
Son homosexualité était connue par les caricatures des journaux. mais les gens ne les croyaient pas ; il n’y avait pas à l’époque cette espèce de curiosité malsaine.
L’homosexualité est-elle devenue une question politique à la fin des années trente?
Non, parce que les forces du Front populaire étaient hypnotisées par autre chose : les congés payés, etc. Il y a eu une période, pendant l’occupation allemande, durant laquelle l’homosexualité était considérée comme un acte répréhensible, du fait de l’ordonnance promulguée par Pétain. De plus, les pratiques homosexuelles pouvaient apparaître comme ayant je ne sais quel caractère fascisant.
C’est le parti communiste qui a répandu cette idée ?
Oui, mais pas seulement lui. J’ai connu un Israélite d’origine allemande, Henri Arvon (il écrit maintenant des livres sur Bakounine) qui m’avait soutenu que l’homosexualité était un phénomène fasciste ! Cette répulsion était due sans doute à l’attraction qu’exerçaient les beaux guerriers allemands sur certains intellectuels français tels qu’Abel Bonnard, André Germain, Abel Hermant, etc.
Cette caricature de l’Allemand pervers ne remonte-t-elle pas à une période plus ancienne ?
Cela remonte au scandale d’Eulenbourg, ami de Guillaume II.
Quelle était l’influence des milieux intellectuels dans les années trente et leur rapport avec l’homosexualité ?
Elle n’était pas défavorable, bien que taciturne et hypocrite. Mais Mauriac, par exemple, ne se gênait pas, dans l’intimité, pour sortir de sa réserve. Il m’a raconté que, lorsque les garçons venaient chez lui, vers 1924, pour obtenir des dédicaces, cela se terminait par des attouchements entre l’écrivain et les garçons ! Mauriac était déchiré entre ses convictions catholiques et ses pulsions homosexuelles. Tous ses romans portent la marque d’une homosexualité très forte mais refoulée. pour Mauriac, le principal drame de l’homosexualité, c’est qu’elle créait des soifs inextinguibles.
Comment les surréalistes se sont-ils situés vis-à-vis des homosexuels ?
Il y a eu beaucoup de conflits cachés. La première femme d’André Breton m’a confié que Breton était un homosexuel refoulé et sublimé, toutes les grandes amitiés de sa vie ayant été des amitiés masculines. Il avait une sorte d’horreur physique pour la pratique homosexuelle. René Crevel a été, à ma connaissance, le seul homosexuel affiché du groupe surréaliste, et de ce fait il était assez marginal.
Mais la drague homosexuelle n’était pas un phénomène marginal ?
Non, je ne crois pas : d’ailleurs — fait significatif —, on n’employait guère à l’époque ce mot-là. On disait "Il est avec quelqu'un". Il y avait des lieux qui étaient parmi les plus favorables pour faire des rencontres : c’était le scoutisme et le camping au bord des rivières. Sur la Marne, il y avait de grands camps naturistes et on y trouvait un personnage aussi étonnant que Jean-Michel Renaitour : c’était le capitaine Lhôpital, ancien officier d’ordonnance du maréchal Foch. il était devenu chef scout. Il sortait toujours avec une cohorte de jeunes scouts, et c’était un spectacle ravissant. Il y avait une autre école, une école de sadomasochisme. Elle était représentée par un personnage qui était secrétaire général du parti radical-socialiste, Édouard Pfeiffer ; il était porté sur les jeunes adolescents et il adorait leur faire très mal. Ce qu’il avait créé, c’était une sorte de tribunal pour le châtiment de ceux des jeunes qui avaient contrevenu à la discipline et aux lois qu’ils avaient ensemble érigées pour leur vie communautaire. Cette "cérémonie" se passait le samedi ou le dimanche dans les bois. On allumait de grands feux et, si quelqu’un avait commis une faute, il était attaché à un arbre, on enfonçait des aiguilles dans les fesses des garçons, etc. Tout cela s’est terminé par un procès à la suite de plaintes.
Pourquoi ressentez-vous une telle nostalgie à évoquer ces pratiques sexuelles des années trente ?
Parce que les homosexuels se sont enfermés aujourd’hui dans un ghetto, plus vaste que ce qui existait auparavant et, en revendiquant leur homosexualité, ils ont suscité chez de jeunes hétéros des réflexes de défense et de répulsion qui n’existaient pas durant la période que nous avons évoquée.
Daniel Guérin a bien voulu, à la suite de cette interview, apporter quelques précisions supplémentaires :
- Autour de Gide gravitaient Roger Martin du Gard, Jean Schlumberger, Max Jacob, plus tard, Pierre Herbart et le libraire Roland Saucier.
- Montherlant, bombant le torse, lançant la mode des stades et des athlètes aux cheveux courts, buvaient goulûment aux fontaines du désir ;
- Abel Hermant (dit la Belle au Bois d’Hermant) tentait de séduire en slip rose les juniors de la piscine de l’Automobile-Club de France jouxtant l’hôtel Crillon.
- Jean Cocteau, ses amis musiciens et ses mignons faisaient les beaux soirs du Bœuf sur le Toit.
- Près de l’odéon, Lesbos avait pignon sur rue dans la Libairie d’Adrienne Monnier.
- A la Comédie française, le tragédien De Max, Maurice Escande, alors jeune premier, plus tard Jean Weber puis Jean Marchat, à l’Opéra Serge Lifar, puis Michel Renault, donnaient un nouveau lustre à “ la race d’Ep”.
- Le Quai d’Orsay regorgeait de sémillants diplomates en herbe.
- En pleine Sorbonne, le recteur Lapie, chantre de la morale laïque, hébergeait son rejeton dans une suggestive garçonnière.
- Au Maroc, le maréchal Lyautey s’était entouré d’un sérail de beaux lieutenants et de non moins appétissants autochtones.
- À l’aéroport du Bourget, Pierre Weiss, officier d’aviation et futur général, étreignait, sous couleur de le préserver d’une foule délirante, l’archange Lindbergh.
- Avenue Montaigne, le Tout-Paris de la pédale acclamait la trapéziste américaine Barbette qui, perruque et soutien-gorge enlevés se révélait un blond Adonis.
Daniel Guérin et 1936
Le fascisme, en Italie et en Allemagne, impose le démantèlement du mouvement ouvrier. Daniel Guérin publie un reportage sur l’Allemagne nazie dans Le Populaire. Mais son témoignage ne permet pas à ses contemporains de prendre conscience de la menace fasciste. La France serait immunisée face à cette barbarie. Les intellectuels font même l’éloge du fascisme. « La solidarité de classe prévaut chez eux sur l’humanisme », raille Daniel Guérin.
Le 6 février 1934, les fascistes défilent en masse dans la rue. Ils tentent un coup d’État à travers une émeute particulièrement violente. La montée du fascisme s’explique par la crise. Le chômage touche les classes moyennes urbaines comme les commerçants, les artisans et les petits patrons. Ses petits bourgeois deviennent alors enragés, comme en Allemagne. Mais, à travers le fascisme, ce sont les hommes du grand capital qui imposent leur politique. « Stimulés par l’exemple allemand, ils aspiraient à un gouvernement fort, capable de résoudre la crise au profit des possédants et de pratiquer, autoritairement, par décrets-lois, une politique de déflation aux dépends des masses populaires », analyse Daniel Guérin. Les bandes fascistes, financés par les capitalistes, visent à imposer un gouvernement de droite autoritaire.
Mais le prolétariat riposte de manière unitaire, malgré les querelles des appareils politiques. Le 12 février, au cours d’une grande manifestation, les cortèges socialistes et communistes convergent dans un même mouvement. Cette journée de grève révèle la puissance collective du prolétariat. Mais cet antifascisme populaire doit être offensif. Il ne doit pas se contenter de défendre la démocratie bourgeoise mais doit surtout permettre de transformer le monde. Mais les appareils du mouvement ouvrier orientent l’antifascisme vers l’électoralisme et la démocratie bourgeoise en putréfaction.
Daniel Guérin sur François Mauriac
François Dufay :
Ce n'est qu'en 1985, dans un entretien reproduit dans la revue Masques,
que Daniel Guérin, devenu un militant emblématique de la cause
homosexuelle, a dévoilé l'origine de leur longue amitié: «François
Mauriac, c'est la grande chose de ma vie. Je l'ai connu en 23, alors
qu'il était dans le jardin du peintre Jacques-Emile Blanche, qui était
en train de faire son portrait. Avec Mauriac, nous avons eu une amitié
qui a toujours été purement platonique, mais dans laquelle nous
échangions nos souffrances homosexuelles. A ce moment-là, il pratiquait.
Il était terriblement coincé et souffrait beaucoup. Il a toujours
respecté mes idées politiques et mes histoires sentimentales. Il était
très jaloux de la facilité que j'avais à vivre libre. Un jour, je l'ai
emmené dans un petit hôtel de la rue Barbès pour lui montrer le jeune
ouvrier avec lequel je militais à l'époque. Il l'a regardé avec une
grande curiosité, je dirais presque avec une grande avidité, mais ça n'a
pas été plus loin.» [...]
En juillet 1961, il [Mauriac]
intervient auprès de Daniel Guérin, ardent défenseur de la cause
homosexuelle, pour récupérer la partie la plus sensible de leur
correspondance:
«Tout simplement, et au nom de notre vieille
amitié, je vous demande de me restituer ce qui, dans cette
correspondance, est trop personnel pour que je puisse exposer les miens
au risque d'une publication posthume. Non qu'il y ait rien là dont j'aie
à rougir. Mais enfin, cette crise d'il y a trente-quatre ans dont vous
avez été le témoin, vous comprendrez que je ne souhaite pas la voir
exposée à la curiosité (à supposer qu'on s'intéresse à moi, après moi,
pour se poser des questions sur le pauvre être que je fus entre 1924 et
1928!...).»
Trois semaines plus tard, Guérin ne lui ayant pas
encore répondu, Mauriac, «étonné et inquiet», se fait plus pressant:
«J'aimerais savoir ce que vous avez dans l'esprit à ce sujet... Un mot,
s'il vous plaît!» Et rappelle assez sèchement à ce familier de près d'un
tiers de siècle que, si ces lettres appartiennent aussi à leur
destinataire, elles ne lui donnent «aucun droit quant à une publication
ni intégrale ni fragmentaire»...
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire