Cocteau Dessin pour Thomas l'imposteur : Le négligé de la véritable élégance
L'affaire de la dédicace avortée se reproduira en avril 1947, lorsque le riche industriel et collectionneur Jacques Guérin offrira d'acheter le manuscrit de Querelle de Brest pour la somme de 50 000 francs. Alors que la première page de ce manuscrit porte la mention "à Jean Cocteau", Genet n'hésitera pas à la rayer pour la remplacer, y compris pour l'édition de 1948 par le nom de son acheteur.
dessin érotique inédit 1928
Outre la collaboration de Cocteau à l'illustration de livre, il semble bien pourtant que cet unique effort de Genet pour quitter le domaine du récit et rejoindre celui du pur roman, soit écrit à l'intention de Cocteau, reprenant systématiquement toute sa thématique favorite telle qu'on l'a vue à l’œuvre dans le Livre Blanc, mais aussi d'une certaine façon dans Thomas l'Imposteur.
Mêmes images de dédoublement; l'apothéose est-elle le combat de deux frères?
Il est vrai que les "mythologies" personnelles de Cocteau et de Genet présentent de troublants points communs: comme on trouve chez Cocteau un vrai Dargelos au lycée Condorcet, on trouve parmi les condisciples de Genet à l'école communale un garçon nommé Querelle.
Historiquement le nom de Querelle (ou plutôt Quérelle, Jean-Pierre) fut porté par un des conspirateurs qui projetèrent sous le commandement du chef Chouan Georges Cadoudal, d'enlever Napoléon en 1804. Ce chirurgien de marine, débarqué" aux falaises de Biville, redoutant la torture, troqua sa condamnation à mort contre les noms des autres conjurés qui marchèrent à la guillotine à sa place. Non pas que Genet le sût forcément, mais la mémoire collective l'attache, pas son patronyme, à l'histoire des traitres et des exécutions capitales.
dessin inachevé anonyme vendu avec le manuscrit de travail de Querelle: on soupçonne Caillaux pour la technique du crayonné, même si le trait rappelle plutôt Jean Boullet
Roland Caillaux
Ce qui nous ramène au thème du Condamné à mort, dans lequel Cocteau ne peut manquer d'être frappé par ces vers, plus que par le thème général du poème:
Ne chante pas ce soir les "Costauds de la Lune".Gamin d'or sois plutôt princesse d'une tourRêvant mélancolique à notre pauvre amour;Ou sois le mousse blond qui veille à la grand'hune.Il descend vers le soir pour chanter sur le pontParmi les matelots à genoux et nu-tête"L'Ave Maris stella". Chaque matin tient prêteSa verge qui bondit dans sa main de fripon.Et c'est pour t'emmancher, beau mousse d'aventure,Qu'ils bandent sous leur froc les matelots musclés.Mon Amour, mon Amour, volera-tu les clésQui m'ouvriront le ciel où tremble la mâtureD'où tu sèmes, royal, les blancs enchantements,Qui neigent sur mon page, en ma prison muette;L'épouvante, les morts dans les fleurs de violette,La mort avec ses coqs! Ses fantômes d'amants!
Il semble que Cocteau à son tour, se souviendra -au delà de la forme même- de ce dernier quatrain dans Le Chiffre Sept :
Comme on le sait par la note de fin du poème, le Condamné à mort a été inspiré à Genet par Maurice Pilorge, dernier condamné à mort guillotiné à Rennes le 4 février 1939 (et non à Saint-Brieuc le 17 mars comme l'écrit Genet. Il avait au moment de son exécution 24 ans et non 20).Divague ma Folie, enfante pour ma joieUn consolant enfer peuplé de beaux soldats,Nus jusqu'à la ceinture, et des frocs résédasTire ces lourdes fleurs dont l'odeur me foudroie.
Genet à 30 ans
caricature de Pilorge
D'autres imprécisions trahissent la transformation romanesque car, comme l'a démontré tardivement François Sentein (in L'assassin et son bourreau) Genet n'a jamais pu matériellement rencontrer Pilorge dont le destin présente des parallèles avec le sien (-ils furent bien incarcérés tous les deux à Mettray, mais à des périodes différentes).
Genet à Mettray, hors-texte de l'édition originale du Journal du Voleur
À l’âge de 11 ans, Pilorge est condamné pour avoir découpé vivants une poule et un poulet de son voisin, volé des fruits et dégradé un réservoir d’eau du chemin de fer. Voici peut-être l'explication de l'obscure allusion à la poule dans le Voleur/ Boxeur endormi...
En 1936, il est incorporé au Havre, fait le « bat’d’Af » en Tunisie où il est noté comme « calme et discipliné», puis revient au Havre où on le taxe de « mauvais soldat ». En 1938, comme Genet, il déserte et commence à écumer la côte normande où il cambriole des villas de riches propriétaires. Il sera d'ailleurs condamné à 20 ans de réclusion le lendemain du prononcé de la peine de mort pour vol, outrage à magistrat etc.
S'il y fait allusion dans pratiquement tous ses livres, le personnage de Pilorge tel qu'il est raconté par les journaux sert également à la construction de Querelle. Comme lui, Querelle assassine son amant d'occasion pour une question d'argent (il n'est pas certain que Nestor Escudero Mendizabal, le mexicain égorgé par Pilorge sur le trottoir -devant le casino de Dinard où ils étaient allé danser, Pilorge étant un as de la rumba- ait été l'amant de Pilorge qui l'aurait peut-être tué en raison de ses propositions malhonnêtes).
Mais Genet place dans la bouche de Querelle diverses réflexions humoristiques que les journaux attribuent à Pilorge le jour de sa mort:
« C'est bon, dit-il. Après tout, on ne meurt qu'une fois et il faut bien que cela arrive un jour ».et Querelle:
-Faut pas que j'me fasse trop d' bile, pensa-t-il en marchant. En somme, c'qu'i y a à redouter c'est la guillotine. C'est pas terrible. I'vont pas m'tuer tous les jours.On dit que tout Querelle de Brest serait sorti d'un dessin d'Opium de Cocteau Affaire de Mœurs, au cœur duquel apparaît un marin sans mains et sans tête et le nom de Brest:.
On s'apercevra en retournant le dessin que Cocteau en a en tout cas repris le procédé pour la frise de couverture du roman.
Rappelons encore que le seul dessin publié de Pas de Chance représente un marin aux mains coupées
thématique qui survit à Opium et inspirera peut-être à Genet la particularité physique du personnage de Stilitano, sa main manquante et sa grappe de raisin "plaie-postiche"
Cocteau L'érection
Il est en tout cas certain qu'à la dernière page du Journal du Voleur, Genet annonce un deuxième volume sous le titre Affaire de Mœurs. De même, un encart volant dans l'édition Mohirien de Querelle de Brest annonce une suite qui aurait dû porter le titre Capable du fait.
Une brusque lassitude nous a fait abandonner Querelle qui déjà s'effilochait. Un an après (j'écris cette note en septembre 1947) voici qu'il se reforme en nous, qu'il y impose sa turbulente et joyeuse culpabilité. Nous allons regrouper ses aventures sous ce titre Capable du fait. L'ouvrage fini l'année prochaine au printemps, nous pourrons le vendre à l'automne. (édition originale de Querelle de Brest)
Condamné déjà pour vol, je puis l'être à nouveau sans preuve, sur une seule accusation légère, sur le doute. La loi me dit alors capable du fait. (Journal du Voleur)Ni l'un ni l'autre n'ont vu le jour, ou bien Genet en a-t-il détruit les esquisses ?
S'il n'y apparaît pas et que le "Je" dans Querelle est réservé aux carnets du lieutenant Seblond, c'est aussi sa propre biographie qui sert à Genet pour concevoir son livre le plus achevé. Soupçonnait-il l'existence de son frère cadet Frédéric et que sa mère avait entrepris des démarches pour le récupérer à la naissance du deuxième enfant, avant de l'abandonner à son tour faute d'argent?
Depuis longtemps je suis tourmentée au sujet de mon fils Frédéric Genet, né le 1er mars 1913 et que j'ai été dans l'obligation de vous abandonner le 20 avril. Je l'ai su bien malade et je voudrais avoir de ses nouvelles. J'ai eu un autre fils aussi, nommé Jean, que j'ai dû vous confier. Je comptais pouvoir le reprendre lorsque l'autre petit est venu. Etant absolument seule et pouvant à peine me suffire à moi-même, j'ai dû les abandonner. Et cela est pour moi une souffrance continuelle et un remords qui me ronge, mais que faire? Je ne vous donne pas mon adresse car la dernière fois on est venu faire une enquête dans la petit pension où j'habitais en en faisant connaître le motif et j'ai dû quitter cette maison car depuis la vie n'y était plus possible et une nouvelle enquête faite à mon domicile ou à mon atelier serait désastreuse pour moi.
"Carnets" du lieutenant Seblond:
Querelle disait à ses camarades qu'il était une victime des affiches! Je suis victime des affiches et victime de la victime des affiches.
Une affiche était si belle: un fusilier marin vêtu de blanc. Ceinturon et cartouchières de cuir. Guêtres. Baïonnette au côté. Un palmier. Un pavillon. Le visage était dur, méprisant. Il méprisait la mort. A dix-huit ans!
S'il s'engagea, c'est à cause d'une affiche sans doute, mais parce qu'elle lui révélait tout à coup la solution d'une vie facile. Nous parlerons plus loin des affiches.
Moi aussi je suis une victime des affiches. Particulièrement de l'une d'elle qui représentait un fusilier marin, guêtré de blanc, montant la garde au seuil de l'Empire français. Une rose des vents piquait l'un de ses talons. Un chardon rose le couronnait.
Genet ne parle pas souvent de sa carrière militaire, bien qu'il ait passé près d'une dizaine d'années dans l'armée (prison militaire comprise) le plus gros au moyen-orient et en Afrique du nord, d'où le fait sans doute qu'après Tonnerre de Brest, il ait envisagé un temps d'appeler son texte Querelle d'Egypte, le premier meurtre se situant à Beyrouth, l'apparition "en gloire" de Querelle avec ses branches de mandarines à Alexandrie.
extrait de Louis Paul Astraud Genet à 20 ans:
Depuis presque un an qu'il a été envoyé en poste à Damas, en 1930, le jeune caporal Jean Genet, 19 ans, travaille chaque jour à l'érection d'un fortin sur les hauteurs de la ville. Parce que ses yeux... brillent de vivacité, parce que son langage, élaboré, choisi, maniéré parfois, tranche avec celui de ses camarades et impressionne, un capitaine qui ne sait rien de lui l'a choisi pour cette tâche d'architecte. Il n'a aucune connaissance en construction et son métier de maçon... il l'apprend sur le tas de pierres sèches et inégales qu'il demande à des tirailleurs tunisiens de poser les unes sur les autres jusqu'à ce qu'elles forment une tour. C'est l'écrin que l'on attend de lui pour pouvoir y glisser un canon... Le capitaine inspecte la tourelle et montre sa satisfaction au jeune caporal en offrant de partager avec lui un quart de rhum qu'il porte accroché à son ceinturon. Le contact de cette fiole contre la hanche de l'officier, l'idée de cet alcool chaud de la chaleur de ce corps d'homme émoustille Jean.Las, au premier tir de canon, la tour se fend du haut en bas:
La tour s'effondre et le canon disparaît sous elle. Genet dira avoir été si désolé, si honteux de cette chute, qu'il en aurait conçu une jaunisse. Il aurait été emmené à l'hôpital militaire de Damas, puis rapatrié en France le 25 décembre 1930 en congé de convalescence. Il avait fêté ses vingt ans quinze jours plus tôt.
Après un périple en Europe qu'il raconte dans le Journal du Voleur, en rajoutant certainement sur la mendicité et la prostitution, Genet, s'engage à nouveau (pour toucher la prime diront certains). Déçu d'être affecté à Aix dans un régiment d'élite colonial dont le départ pour l'Afrique du Nord se fait attendre, il déserte. Il se réengage illégalement en 1937, à Brest.
Emprunté au rédacteur de l'article d'Arrimage cité par http://www.peintures-fragiles.com/bloas-divers-b/div-autre/epe-2006.html
Cette scène apparaît dans les dernières pages du roman: Querelle et Gil cambriolent un estaminet, à la différence que le patron n'y voit que du feu, et que l'aventure correspond au moment où Querelle vend son complice à la police, ou plus exactement à Mario, l'inspecteur de police devenu son amant d'occasion.Le 7 octobre 1938, dans la soirée, le tenancier du bar au 50 de la rue de la Mairie à Brest, Mr Quemeneur, surprit deux hommes occupés à dévaliser le bistrot, des soldats du 2ème régiment d'infanterie coloniale de la caserne Fautras toute proche. Il les mit en fuite, ils emportaient quatre bouteilles d'apéritif, l'un d'entre eux fut interpellé par un sergent de ville, l'autre s'éclipsa dans la nuit. Le premier arrêté huit jours plus tard pour un autre larcin, dénonça son complice de la semaine précédente. Le 15 octobre ils étaient placés dans le quartier disciplinaire de la caserne. Le 25 octobre, devant le tribunal correctionnel, Léon Dumez et Jean Genet étaient condamnés à deux mois de prison ferme. Jean Genet réformé de l'armée en 1937 et engagé illégalement, purgera d'abord une première peine d'emprisonnement jusqu'au 17 novembre, transféré alors à la prison de Pontaniou, il sera libéré le 17 janvier 1939 et regagnera Paris.C'est sans doute dans ce Brest intra-muros de ces quelques mois de 1938 que Jean Genet puisera une partie de son inspiration, il se documentera aussi par ailleurs. La guerre effacera ensuite la ville de Vauban, les murailles, les remparts, le bagne, les ports.
C'est donc, au dernier point de chute de ses errances, dans un Brest qu'il connait comme sa poche, mais qui n'existe plus que dans sa mémoire, que Genet situe l'action de son livre.
Dès 1945, alors qu'il a écrit en 10 jours 150 pages de Tonnerre de Brest Genet écrit à Barbezat: "Jean Cocteau et Pierre-Quint en sont fous" (il cite au passage le nom d'un éditeur potentiellement concurrent).
Cocteau ne laissera pas échapper "son" livre, celui qui lui permet par l'illustration, mieux que le Livre Blanc de faire à son tour, dans le miroir de Genet, œuvre de pornographe. Ensuite, avec le Journal du Voleur, dédié à Sartre et Beauvoir, les chemins divergent. Genet n'écrit plus pour ses amis, il se cherche un public plus vaste -et moins exclusivement masculin- au théâtre surtout, où Cocteau ne supporta jamais qu'on vienne marcher sur ses plates-bandes.
Je rattrape mon retard. Je viens de lire vos trois derniers messages autour de Genet. Félicitations.
RépondreSupprimerMerci pour ce commentaire qui fait plaisir; j'aurais voulu renvoyer plus au texte. Heureusement j'ai pu compléter en renvoyant chez vous pour Caillaux et Chants secrets. Pour le retard, c'est tant mieux, j'ai dû en rajouter un peu tous les jours au fil des découvertes (nouveaux dessins miraculeusement apparus, fin de ma première relecture...)
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