dimanche 2 décembre 2012

Portraits de Jean Genet

 Quelle main a rajouté au crayon sur ce profil d'ange ou de faune "on dirait Jean Genêt"


Selon tous les témoignages, le première rencontre entre Cocteau et Genet a lieu le 14  février 1943. Genet a été précédé par son manuscrit de Pour la belle (première version de Haute Surveillance) destiné à Jean Marais communiqué par François Sentein: ni Cocteau ni Marais n'ont aimé la pièce (cette version est contestée, d'autres pensent que Pour la Belle serait une première version d'Héliogabale -œuvre disparue-) Début février 1943, c'est Roland Laudenbach qui fait passer un exemplaire de la première édition (clandestine, réalisée en prison) du Condamné à Mort. Deux jours après l'avoir lu à Roger Lannes et Yanette Delétang-Tardif, Cocteau souhaite rencontrer l'auteur, alors bouquiniste sur les quais, qui, bien habillé et chaussé "de gants d'un gris parfait" se rend rue Montpensier en compagnie de Laudenbach et Jean Turlais (deux gardes du corps imposants commente Jouhandeau). Jean Turlais est un critique de théâtre et  poète lié à la droite fasciste (il mourra pourtant au front, âgé de 23 ans, la même année, Cocteau livrera une préface à l'édition posthume de ses poèmes Savoir par cœur), Genet l'a  rencontré sur les quais, échangeant avec lui des avis sur Jouhandeau; Turlais envisage déjà de rédiger une Histoire de la littérature fasciste d'Homère à Jean Genet (titre que Genet avoue trouver du plus grand ridicule). Selon Edmund White, Bérard et Kochno étaient présents dans l'appartement de la rue Montpensier, mais Cocteau voulut voir Genet seul, lui demandant immédiatement de le tutoyer.



De cette première entrevue, on ne saura pas grand chose, sinon que Cocteau lui disant "Tu es poète", se saisit de ses mains et les posa sur son front, (un poète illustre porte à son front mes mains, Journal du voleur) et comme Genet le raconte dans une note du Journal du Voleur, que Cocteau l'appelle immédiatement "son genêt d'Espagne", coïncidence dont il est frappé car il mendiait quelques années plus tôt dans le Barrio Chino à Barcelone.

Alors que dans le Journal du Voleur , Genet enchaîne sur la confusion avec la fleur, dont il se voit la fée, il n'est pas certains que Cocteau l'ait tout à fait envisagé sous cet angle: si genêt d'Espagne est bien le nom en français de deux espèces de plantes, le spartium et la genista, c'est aussi un petit cheval compact et musclé monté a la jineta, c'est à dire avec les jambes repliées sur des étriers courts. Cocteau le savait bien pour l'avoir signalé dans une lettre à Max Jacob en 1926:
Le genêt d'Espagne est une merveille - Les gens qui nous disent : mais c'est aussi une plante - gâchent la vie- C'est un cheval - un cheval avec des fleurs aux oreilles.

 Dans son journal, en date du 14 février, Cocteau note:
Une tête de paranoïaque avec un charme noué qui se dénoue vite. Une vitesse, une malice terribles. J'ai fait un dessin de lui qu'il emporte. 


L'original de ce dessin célèbre a disparu, Genet l'aurait donné à Turlais qui le punaisa dans sa chambre où il fut emporté par des locataires de passage. Les deux versions qu'on en connaît sont des copies réalisées ce même jour à main levée.
Je l'emmène déjeuner avec Bérard, hôtel du Louvre. Il récite par coeur mon poème enregistré à Ultraphone : "Le Fils de l'Air". Peu à peu il se met en confiance et nous récite son nouveau poème "Le Boxeur endormi".
On voit, quoique son interlocuteur n'en soit pas tout à fait dupe, que Genet a fait tout ce qu'il pouvait pour séduire immédiatement Cocteau. Comme Le Fils de l'Air fait écho à sa propre histoire d'enfant abandonné, le Boxeur endormi (dont Genet fera parvenir à Cocteau une version manuscrite en même temps qu'un exemplaire dédicacé du Condamné à Mort, le priant d'accepter la dédicace comme lui a accepté le dessin) fait doublement référence à l'univers de Cocteau, qui s'était improvisé manager de Panama Al Brown, poids-léger hispano-américain échoué dans les cabarets parisiens après avoir participé à la Revue Nègre, et que Cocteau avait tiré de la drogue pour l'obliger à prendre sa revanche sur le ring.


Au dernier moment, Genet rajoute devant le titre Le Voleur. Le poème débaptisé sera repris à un mot près dans La Parade, édité dans Poèmes par Barbezat en 1948:

Une avalanche rose est morte entre nos draps.
Cette rose musclée, ce lustre d'Opéra
Tombé du sommeil, noir de cris et de fougères
Qu'insulte autour de nous une main de bergère,
     Cette rose s'éveille!
Sous les haubans de deuil que le conte appareille!
Vibrants clairons du ciel tout parcourus d'abeilles.
Apaisez les sourcils crispés de mon boxeur.  (1ère version "tordus")
Bouclez le corps noué de la rose en sueur.
Qu'il dorme encor. Je veux l'entortiller de langes
Afin de nous savoir cruels dénicheurs d'anges
Et pour que plus étrange et sombre, chez les fleurs
Soit au réveil ma mort, avec faste pleurée
Par ce serpents tordus, cette neige apeurée.
O la voix d'or battu, dur gamin querelleur
Que tes larmes sur mes doigts que tes larmes coulent
De tes yeux arrachés par le bec d'une poule
Qui picorait en songe, ici, les yeux, ailleurs
     Des graines préparées
Par cette main légère ouverte à mon voleur.



Deux jours plus tard, le 16 février, Genet revient rue Montpensier lire des extraits de Notre-Dame des Fleurs. D'abord dubitatif, Cocteau note dans son journal le soir-même:
Trois cents pages incroyables où il crée de toutes pièces la mythologie des "tantes". Au premier abord un pareil sujet rebute (je le lui reprochais ce matin).
Genet Dédicace-Calligramme de Notre-Dame des Fleurs


Et Cocteau d'envoyer Turlais chez Genet reparti fâché chercher une copie du dactylographe et porter une invitation à dîner, au restaurant l'Armagnac. La légende dit qu'il aurait ce soir-là réalisé sur la nappe une série de portrait, où l'on reconnaît une photo célèbre de Genet, plus tardive et une écriture qui est probablement celle de Caillaux.


On suppose donc que malgré le montage du papier à en-tête de Santo Sospir, ce portrait de Genet est également un faux: on peut remarquer que parmi tous les portraits connus de Genet, Cocteau ne l'a jamais représenté de face:


Dès cet instant l'engouement de Cocteau n'a plus de borne, il fait lire le livre à Colette, Paul Valéry, Jouhandeau, toutes ses connaissances et s'efforce d'arracher Genet à son milieu habituel en l'envoyant immédiatement sur la côte d'azur (Genet descend à Villefranche, posant ses pas dans ceux de son mentor) avec les 30 000 francs d'avance de son premier contrat qui le lie à Paul Morihien.

 dessin pour la couverture de l'édition Morihien de Our Lady of the flowers (1949)


copie "pour Lucien" Séménaud peut-être? l'un des amants réguliers, que Genet met au centre d'"Un chant d'amour"



Le ton de la première lettre connue de Genet à Cocteau -mars 1943 sans doute- étonne par sa familiarité. Après quelques compliments (un peu forcés peut-être) sur de vieilles œuvres (Opium, La dame de Monte Carlo), le récit du travail sur les six pages quotidiennes qu'il rédige des Enfants du Malheur (Titre de travail de Miracle de la Rose), Genet avoue qu'il a perdu 7000 francs à Monaco, puis en vient à des confidences plus extravagantes, comme s'il jouait à attiser la jalousie de Cocteau::
J'ai fait un gosse de 20 berges; c'est le portier ou chasseur chez Maxim's. Les italiens sont ici. On dit que lorsqu'ils vont au cinéma ils laissent leurs fusil au vestiaire. Il y en a 4 très beaux et très jeunes à mon hôtel. Je les aime passionnément.
 La lettre suivante, de Paris (avril 1943) car cette fois Cocteau s'est rendu à Nice, est un long cri d'extase au sujet d'un jeune acteur et son
petit escargot d'une grâce et d'une fragilité qui font honte à ma gueule de butor qui fonce la tête la première.
Ces rapports idylliques de larrons en foire cèdent assez vite devant les atermoiements de Genet quand il s'agit d'obtenir de Denoël une édition semi-clandestine de Notre-Dame des Fleurs. Cocteau les rapporte dans son journal avec un amusement où l'on sent poindre un léger début d'agacement, encore relativement attendri:
Premier mouvement de Genet: "Je ne veux pas paraître." Deuxième mouvement: "Je veux paraître pour quelques copains." Troisième mouvement: "je veux paraître comme pornographe et gagner de l'argent. Le reste m'est égal." Quatrième mouvement: "Je veux paraître sous le manteau." Cinquième mouvement: "Denoël est lâche de me faire paraître sous le manteau. Il risque la prison. Et moi j'ai passé ma vie en prison et j'y ai écrit mon livre".
Cocteau comprend-il alors que Genet ne sera pas le nouveau Radiguet et échappera toujours à tout contrôle?


Cocteau Profil de Genet (1943? 1ère exposition Lunéville 1965)

Arrêté le 29 mai, Genet est de nouveau renvoyé en prison pour les vols de livres commis en 1939. C'est le début d'une odyssée judiciaire sur laquelle Genet, craignant la relégation va forger un nouvel épisode de sa légende de voyou criminel et obliger tous ses amis à sortir de l'ombre, quitte à saper leur propre réputation. Ses lettres de La Santé insistent particulièrement pour que ses amis viennent en aide à Guy, jeune cambrioleur dont il est tombé amoureux.

Le 26 juillet, Genet écrit à Cocteau une lettre enjôleuse pour le remercier d'avoir témoigné en personne à son procès:
Je ne sais pas si je suis le plus grand écrivain de l'époque, et je ne sais pas si tu le penses (j'espère que non, mais tu l'as dit pour me sauver et voila ce qui me bouleverse et me met en face de toi dans la situation d'un type orgueilleux qui se laisse écraser par un geste d'amour plus beau que ses gestes d'orgueil (...)
Dès ma sortie je partirai à la campagne. Tu me verras très rarement et seulement dans l'intimité (...) Profondément je reste un truand. J'aurais dû le comprendre et ne t'aimer que de loin. mais comme la faute d'indélicatesse est trop dure pour moi, je me dis que je ne l'ai commise qu'à cause de ton insistance à me dire de t'aller voir souvent. Comme si nous avions besoin de cela! Il y a dix ans que je t'aime et tu n'en savais rien.
Jean Marais-portrait de Genet (1947)

Libéré le 30 août, Genet se rend directement chez Cocteau, le 4 septembre, il y rencontre Jouhandeau:
Marcel Jouhandeau me téléphone à l’instant qu’il a lu le livre de Genet. Il le trouve génial et d’un lyrisme inconnu jusqu’à ce jour. Il a caché à Élise qu’il voyait Genet. Il lui a raconté que le rendez-vous [le jour même chez Cocteau] était pour me rendre les épreuves. Élise m’en aurait voulu d’introduire une bombe dans sa maison.
Le 8 septembre,  Cocteau note dans son journal:
Genet est accouru, croyant que j'allais le blâmer et le renvoyer. Il était tout surpris que je ne porte aucun jugement sur son acte. Chacun est libre d'agir comme il le veut. Genet, malade d'orgueil, croit se révolter contre la "littérature" qu'il méprise. Il se révolte contre les tentatives que chacun fait pour lui venir en aide. Il est le littérateur type.
 ce que Sentein rapporte dans Nouvelles minutes d'un libertin sous la forme suivante:
la conversation avec Genet devient parfois et pour certains difficile. Qu'il soit sûr de son génie, soit; mais qu'il s'en montre assuré depuis qu'on le lui a dit, agace... [et après avoir cité le passage du Journal, lié au refus d'être publié clandestinement par Denoël, Sentein rapporte cette confidence de Cocteau] Puis, comme s'il profitait de ce que nous sommes entre deux portes et qu'on ne nous voit pas, dans la mimique de faire monter en flamme une main au-dessus de sa tête, l'autre l'accompagnant sur l'avant-bras et le menton posant sur l'épaule un profil de diva; "C'est la tantouze... Hein, quoi?"
à noter que les relations de Cocteau avec Sentein survivront (un temps au moins) aux brouilles avec Genet; Sentein, écrivain sans oeuvre jusqu'à la veille de ses 80 ans (mais dit-on nègre de Brasillach, Montherlant, Jacques Laurent et Cocteau) fut sollicité en 1949 pour la révision du Journal sous l'occupation de Cocteau. "Je ne puis dire la répulsion qu'il m'inspire. Tout m'y exaspère" (Sentein Minutes d'in libertin). Sa version, bien qu'expurgée ne paraîtra pas, Auric ayant recommandé à Cocteau d'éviter de "collectionner les paires de claques".

 deux portraits de Genet par Léonor Fini qui illustrera La Galère
 
Loin de partir pour la campagne, Genet récidive: il est de nouveau incarcéré du 24 septembre 1943 au 15 mars 1944, prétendant afin que Cocteau soit immédiatement averti de son arrestation que le livre qu'il a volé lui appartenait. Transféré au Camp des Tourelles, Genet écrit à Cocteau, début février 1944:
Ce n'est tout de même pas ma faute si on m'emprisonne... Dis-moi ce que tu fais. Moi j'ai fini mon livre [Miracle de la Rose]. Je le donne la semaine prochaine à la dactylo. Je travaillerai sur des frappes (mais c'est tout mon travail, sur les frappes!) Je mène une drôle de vie, tu sais, avec des types bizarres, mêlés, emmêlés, tristes, bêtes, laids. Je vais d'une chambre à l'autre, je n'ai pas encore de lit, je couche le jour un peu (une heure) sur chacun et je passe mes nuits à errer, à écrire, à effrayer les gendarmes avec mes allures de fantôme.
 Genet par Giacometti

Le 24 mars 1944, Cocteau note:
Genet sort du camps et arrive ici. Le même. Hérissé de faux scrupules et de revendications. Il se rend compte que ce qui est arrivé est miraculeux, mais la semaine prochaine, il le trouvera normal et recommencera ses sottises, néfastes pour sa personne et pour les nôtres [...] Mais peu lui importent les autres. Lui seul est pur, lui seul a tous les droits etc. etc.
J'avais la fièvre et il m'éreintait. (Sa pureté. Elle est admirable. Je grogne et je me trompe mais je grogne.)
En mai 1944, Genet rencontre Sartre, et une nouvelle phase commence qui le fait s'éloigner progressivement de Cocteau bien qu'il semble avoir vécu par intermittence à ses côtés. Le 24 juin 1944, Genet écrit ce poème d'anniversaire pour la St Jean:

Casse en deux mon silence écrou de la cellule
     Où dansent les barreaux

     Il y a quelque ridicule
     A remercier le bourreau

Merci bourreau mon corps était las de ma tête
Votre hache a tranché un nœud qui me gênait
     Trinquons le jour de votre fête
     A la santé de Jean Genet


Dessin de Cocteau dédié à Jean Genet (feuille volante dans une première édition du Miracle de la Rose à l'Arbalète. Faut-il comprendre dans H.C. non pas Hors Commerce, mais qu'il s'agirait d'un portrait fantasmé d'Harcamone?)


 Cocteau portrait à taches (vers 1940)


Durant l'année 1945, les relations de Cocteau et Genet vont du beau fixe à la brouille: le 16 juin 1945, lors d'un dîner en son honneur dans l'atelier du peintre Jean-Denis Maillard, Cocteau emmène Genet, encore inconnu des autres convives. Comme il reproche au peintre d'avoir suspendu au mur un cadre vide, celui-ci lui rétorque "il ne tient qu'à vous de le remplir".
Maillard raconte:
Il s'exécuta avec enthousiasme, pour ma plus grande joie, signa par deux fois (...) et écrivit dans l'épaule "Jean je nais". Or, dans l'euphorie générale, Genet prit le fusain et écrivit en travers du dessin "Premier témoignage visible Jean je t'aime et je t'admire".


La même année pourtant, dans une lettre où il se plaint de la mévente de Chants secrets (Le condamné à mort et La Galère parus chez Barbezat en mars 1945 ) avec une couverture illustrée non plus par Cocteau mais par Emile Picq,


Genet, vouvoyant Cocteau, lui réclame de l'argent (Vendez-donc les tapis de votre frère pour me donner de l'argent, volez vos parents, faites des exactions...). Cocteau n'obtient le dactylographe de Spectre du coeur (février 1945) rebaptisé en août L'Oeil de Gabès que par Morihien qui vient de signer un nouveau contrat d'édition avec Genet.
L'érotisme ne lui suffisait pas. Cette fois c'est la Milice qu'il exalte, l'Allemagne du Reich, Hitler. Toute cette apologie effrayante s'échappe de la bouche de son jeune ami Jean Decarnin, communiste, mort sur les barricades d'aout [1944], et que j'ai vu si souvent rue de Montpensier, lorsque Genet était en prison et qu'il nous servait d'intermédiaire. Les meurtriers de Jean deviennent son hypnose, son charme, son rêve, ses dieux. (Journal de Cocteau)
Pourtant c'est bien Cocteau qui suggère le titre définitif du livre, Pompes funèbres, dont Genet lui reprochera, sept ans plus tard d'avoir refusé la dédicace, tout en en réalisant le frontispice:
Premier projet de couverture (non publié)


Genet me dit que j'ai refusé la dédicace de Pompes funèbres dont je lui avais trouvé le titre. Il se trompe. Je me suis incliné devant sa dédicace à Jean Decarnin" (Cocteau Le Passé défini)
 

 Photos de Jean Decarnin dit Daniel Dorat

Cocteau, daté 1945

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